« Moulant sur moi cette figure, il m’a fallu si souvent dresser et composer pour m’extraire, que le patron s’en est fermi et aucunement* formé soi même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n’étaient les miennes premières. Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et étrangère comme tous les autres livres. »
(Montaigne Essais II,18 Du démentir)
Livre consubstantiel à son auteur. C’est assez souvent le cas, particulièrement dans l’autobiographie où l’être réel de l’auteur est le matériau de la création.
Mais s’ajoute ici une précision : dans le processus d’écriture en première personne, a lieu entre l’énonciateur de la parole, être virtuel, et l’auteur, être réel de chair et d’os, un effet feed-back (comme on ne disait pas en Gascogne au 16°s). Pour Montaigne, cet aller-retour continu durant vingt ans a fini par produire une assimilation intime entre l’auteur et l’œuvre. Ainsi, à mon sens, la plus juste façon de nommer cet homme c’est Monsieur des Essais.
À propos de substance, je complète avec ceci :
« Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre. » (Au lecteur)
J’entends dans cette phrase la polysémie du mot matière. Il s’agit de matière concrète (comme dans la métaphore du sculpteur ci-dessus), de son être de chair (corps et psychisme), mais il s’agit en même temps de soi comme matière d’étude. Notion d’étude qui peut renvoyer à un aspect disons universitaire (pédantesque dirait Montaigne) du titre Essais, entendu comme exposition de thèses. C’est pourquoi de nombreux passages mettent les points sur les i.
« Ce n’est pas ci ma doctrine, c’est mon étude ; et ce n’est pas la leçon d’autrui, c’est la mienne. Et ne me doit-on savoir mauvais gré pourtant, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gâte rien, je n’use que du mien. Et si je fais le fol, c’est à mes dépens (à mes frais) et sans l’intérêt de personne (sans qu’il en coûte à personne). » (II,6 De l’exercitation)
*Aucunement : d’une certaine façon (du latin aliquid = quelque chose). Les latinismes sont une des signatures de la plume de Montaigne. Le latin, ma langue mienne maternelle dit-il joliment (I,26 De l’institution des enfants).
Par ailleurs la fréquence de ce mot dans le texte témoigne de son goût stylistique pour la modulation. Goût homogène, consubstantiel, à son sens de la modération en général :
« On me fait haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : « à l’aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense », et semblables.» (III, 11 Des boiteux)
Crédit image : Josse/Leemage/AFP
Tant il est vrai que s’écrire (voire écrire?) est aussi autoperformatif que contemplatif, et que les aliquid sont précieux pour ne pas devenir une caricature !
Ceci est une tentative de réponse.
Bon ça marche on dirait, le commentaire semble s’imprimer, contrairement à mes précédents essais, alors voilà :
Ce goût de Montaigne pour les mots qui nuancent, relativisent, je l’apprécie beaucoup. Cette façon d’écrire je trouve qu’elle nous « laisse de la marge » , à nous lecteurs.