Au cours des vingt années de rédaction des Essais, les traits de l’œuvre se sont dessinés de façon émergente, au fur et à mesure des relectures de son auteur. Sans cesse en position d’observateur*, de critique de son écrit, Montaigne en a discerné peu à peu, et assumé, les caractères décisifs.
Premier caractère : pas de mise en forme synthétique et cohérente comme pour un essai au sens habituel, qui est avant tout argumentation d’une thèse. Le pluriel du titre, Essais, signifie (entre autres choses) que les thèmes s’y juxtaposent, comme dans un catalogue, une liste, un contrerôle.
« J’ajoute, mais je ne corrige pas (…) Mon livre est toujours un. Sauf qu’à mesure qu’on se met à le renouveler afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vides, je me donne loi (m’autorise) d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe), quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. » (III,9 De la vanité)
Une petite subtilité ambitieuse : au fil des relectures et des ajouts, Montaigne a pour ainsi dire orchestré ses phrases, y ouvrant des connotations comme autant de contrepoints, riches d’harmoniques potentielles pour le lecteur.
En effet le mot ambitieuse joue ici avec l’étymologie. En latin au sens premier c’est l’idée de faire des détours. (Ainsi l‘ambitiosus candidat qui bat la campagne à la recherche de ses électeurs).
Le second caractère découle de cette ambition stylistique : pas de feuille de route, d’itinéraire balisé, mais l’allure poétique, quand le chemin se crée en cheminant.
« Je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde. Mes fantaisies se suivent, mais c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique (…) Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque (…)
J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. (…) C’est l’indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi ; il se trouvera toujours en un coin quelque mot qui ne laisse pas d’être battant (susceptible d’être ouvert), quoi qu’il soit serré (rangé). » (III,9 De la vanité)
Je m’égare, par licence, à sauts et à gambades : expressions d’une joyeuse liberté créatrice.
Ce sont elles je crois bien, la liberté et la joie d’écrire, qui provoquent en moi, à la lecture des Essais, ce je ne sais quoi d’euphorisant.
*Rappelons que skeptikos = celui qui observe.
Crédit image : Josse/Leemage/AFP
J’avoue que je connaissais cette formule plaisante qui circule dès que Michel de Montaigne est mentionné. On se l’imagine musardant et rêvassant dans les prés girondins. Que nenni ! Il me semble que, tout en gardant cet air léger, il s’agit d’un sacré travail de relecture, d’approfondissement, d’addenda (Aujourdhui serait ce avec l’aide du net?) correctifs ou non. On peut y inclure des typologies, des listes, des » paperolles »…
Ne le fait-on pas parfois dans ces journaux intimes, reprenant la lecture, parfois des mois, ou années après, revenant sur certains thèmes, développements, inexactitudes à la lumière des apports plus récents vécus ou appris? Le journal ne serait pas qu’une écriture au fil de la plume…
Merci de ces remarques. Ton rapprochement avec le journal j’y adhère, j’y vois en effet le même type de travail, ou plus exactement de « laisser-travailler » les choses en soi, et sur le papier. « A sauts et à gambades », on peut l’entendre de bien des manières, pour moi c’est surtout l’idée qu’il ne se tient ni à un itinéraire prévu à l’avance, ni à un rythme unique, ça dit la liberté du « cheval échappé » … qui n’exclut pas, en effet, d’en avoir plein les pattes à certains moments.
Oui, de quoi réfléchir sur nos pratiques, journal, humbles et décousus carnets dont les fragments ne deviendraient oeuvre que relus, ressucés, mis à distance ou zoomés. Cheval échappé, notre Montaigne, certes, mais aussi cheval de labour au bât plein de toutes sortes de graines tombées dans son histoire et qu’il faut ressemer et faire fleurir ou fructifier.
Aussi, -quelle modernité de s’en apercevoir déjà!- Montaigne exhorte le lecteur au travail.. Ses ajouts, ces paperolles comme celles de Proust, sont comme ces malicieuses petites portes de papier que dans les livres pour enfant, on soulève pour trouver un souriceau dans une cage de lion vide ou un anneau dans un gâteau, sauf que là rien ne s’ouvre si onn’ y met ses reins et son coeur.
C’est par là que devrait commencer l’enseignement de la littérature : ouvrez les portes du livre, les enfants ! Elles ouvriront celles de votre âme!
Belle image que celle des livres pour enfants,. Quant à l’exhortation finale, j’y adhère de tout ce qu’il y a d’enfance dans mon âme …