« Après les Variations Goldberg – musique «super-essentielle », pour employer le jargon mystique – nous fermons les yeux en nous abandonnant à l’écho qu’elles ont suscité en nous. Plus rien n’existe, sinon une plénitude sans contenu qui est bien la seule manière de côtoyer le Suprême. »
Cioran (Aveux et anathèmes)
L’admiration provoquée par ce chef d’œuvre, comment ne pas la partager ? (Pour ma part je garde l’image précieuse du regard intense, suspendu, d’un petit enfant cher à mon cœur entendant pour la première fois cette musique).
Mais Suprême, surtout avec la majuscule, ça vous charrie un de ces fatras religieux … Mot doré et poussiéreux à la fois. Comme s’il se réclamait du soleil, pour ne distiller en fait qu’une blafarde lueur de cierge. Il hiérarchise, compare (super-essentielle). Mot symptôme du triste tropisme vers la transcendance.
Je dirais plus spinozistement de cette musique qu’elle libère une énergie de joie.
« L’idéal serait de pouvoir se répéter comme … Bach. » dit Cioran ailleurs dans A&A.
Une forme de répétition, en effet, dont les variations Goldberg tirent leur étrange pouvoir de littéralement tenir en haleine l’auditeur. La répétition d’habitude est hypnotique. Ici elle se combine paradoxalement à l’appel réitéré au réveil.
La formule de Bach (comme on dit la formule d’un parfum ou d’un baume) c’est vraiment que ma joie demeure.* Explicitée dans le titre de la célèbre cantate, elle sous-tend toute l’œuvre, et elle est évidente dans les Variations. Elles sont pourtant le travail d’un deuil, croit-on savoir (cf le roman d’Anna Enquist Contrepoint Actes Sud 2010).
Mais pourquoi « pourtant » ? Il faut sans doute dire plutôt « parce que ».
« La musique est une illusion qui rachète toutes les autres.
(Si illusion était un vocable appelé à disparaître, je me demande ce que je deviendrais). » (A&A)
De l’humour non grinçant, une distance légère : pas si fréquent chez Cioran. Décidément encore une preuve s’il en fallait que la musique de Bach fait des miracles.
*C’est logiquement le titre du spectacle qu’Alexandre Astier a consacré à sa passion de la musique de Bach.
photo Marion (Pixabay)
Dans les menus du réveillon aussi les « Variations » (sur le thème de la Truffe) « côto[ient] le Suprême » (de volaille aux morilles) : après les fêtes cette « remarque » (aveu ? anathème ?) un peu ratée retrouvera de son lustre.
Dommage que Cioran soit un peu trop mort pour apprécier cette variation aussi gastronomique que fantaisiste.
J’ajoute qu’après la dégustation d’un bon » Suprême de volaille et ses variations truffières à la sauce Goldberg façon Gould » on ressentira une certaine plénitude, mais non sans contenu …
Vous êtes terribles m’sieur-dame, et Cioran ricanerait d’une telle communion eucharistique, car pour ma part avant de vous lire, j’allais y aller de mon suprême de homard qui désormais peut rougir de son voisinage superfétatoire avec le poulet (de l’évolution des espèces!!) ; ça me rappelle le plaisir que j’avais petite fille à relire les trois messes basses des lettres du moulin….Bach était grassouillet, mais Cioran était-il maigre? Vivait-il de cantates et de fugues? Joyeux Noël en tous cas, avec ou sans Bach…