« Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de « milliards de soleils », j’ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ? » Cioran (Aveux et anathèmes)
Heureusement que ce sacré vieux Loulou Soleil n’a pas raisonné ainsi. Déjà qu’il paraît que ça puait dans les couloirs de Versailles …
« Le renoncement est la seule variété d’action qui ne soit pas avilissante. »
Je ne m’abaisserai donc pas à exposer au lecteur les milliards de réfutations possibles de cette phrase (outre que je n’entends pas renoncer à mon choix de la facilité).
« Je disais l’autre jour à un ami que, tout en ne croyant plus à l’écriture, je ne voudrais pas y renoncer, que travailler était une illusion défendable et qu’après avoir gribouillé une page, ou seulement une phrase, j’avais toujours envie de siffler. »
On en déduit que pour lui écrire est s’avilir et que cet avilissement le rend heureux. Mais allez j’arrête c’est trop facile c’est pas du jeu. Il n’a jamais promis de ne pas se contredire. Surtout qu’ici je souscris à fond. Bon, je ne sais pas siffler, mais à part ça j’acquiesce.
Sauf que je ne peux m’empêcher de me demander ce que signifie croire à l’écriture. Croire pour soi ? Qu’avec l’écriture on se fait du bien à soi-même, on se libère si besoin est, et va savoir on se construit ? Ou même croire qu’il y aura des lecteurs pour vous lire ?
Oui mais alors ne risque-t-on pas d’être amené à croire que l’écriture est un acte (horresco referens) qu’elle peut faire évoluer les choses et les gens ? Les philosophes le croient parfois, l’ont cru. Mais cette illusion-là ne trompe plus personne. Comme quoi le progrès n’est pas un vain mot.
Bref donc effectivement le seul argument pour écrire, c’est que gribouiller sa page est un plaisir.
« Le fait que la vie n’ait aucun sens est une raison de la vivre, la seule du reste. »
C’est bien possible. Et à coup sûr c’est la meilleure raison d’écrire. Comme dit Montaigne « Il n’est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. » (Essais I, 13)
(Plus je lis Cioran plus j’aime Montaigne).
« La nature, en quête d’une formule susceptible de satisfaire tout le monde, a fixé son choix sur la mort, laquelle, c’était à prévoir, ne devait satisfaire personne. »
Ça au moins c’est drôle. L’occasion de rigoler avant que le ciel nous tombe sur la tête.
« Je viens de parcourir une biographie. L’idée que tous les personnages qui y sont évoqués n’existent plus que dans ce livre m’a paru si insoutenable que j’ai dû m’allonger pour éviter une défaillance. »
Sans friser ainsi l’évanouissement (défaut d’imagination j’imagine), je suis souvent (et de plus en plus à mesure que je vieillis, logique) saisie par ce non-sens : ce qui a existé cesse d’exister. Inconcevable, effrayant. Et d’autant plus quand ne reste aucune trace dans aucun livre (ou autre création).
Cependant, même pour qui n’a pas laissé de trace, me réconforte l’image d’un livre de vie où chaque nom serait inscrit.
photo Marion (Pixabay)
Oui, quel réconfort que ce livre des vivants, plein de noms de gens morts, connus et inconnus, non écrit, mais technicolor de l’imaginaire, lumière sur le cabinet des philosophes surtout les MNA.
Et aussi, il est quand même, une fois le paradoxe brillamment joué des livres, des oeuvres, qui s’ils ne changent pas la vie, changent des vies en changeant des regards sur la vie.
Je pourrais en citer en privé au moins deux qui me furent soufflées à l’oreille par vous-même, chère Ariane, et contribuèrent, avec d’autres, à changer des choses de ma vie.
Et d’autres dont le travail fut subliminal.
Ecrire pour le plaisir, comme jouer pour le plaisir, mais aussi pour aller vers soi, comme firent avec ses pieds Abram vers Abraham, avec son rire Saraï vers Sarah…
Et donner du plaisir au lecteur : comme je remercie les auteurs et trices de ce partage des vivants et des morts plein de leur vitalité intellectuelle, sensible, émotionnelle qui inscrit nos routines, dont la lecture, dans tant de profondeur, d’épaisseur, de hauteur… un vrai tapis volant!
Voilà un regard positif à même de répondre à mes doutes, à mes lassitudes. Je prends !
Quelle belle interrogation dans la revue Fragile. Tout à fait en accord avec les propos de Laure Anne.
Quant à Cioran, il tire le tapis de sous nos pieds, au cas où nous resterions trop longtemps dans une équilibre devenu bêta…
Eh oui, c’est tout le jeu de l’équilibre funambulesque de l’appétit de vivre, on peut en croire une grande spécialiste de la chute !