Deux écrivains franco-algériens sont depuis quelques mois sur le devant de la scène médiatique française: Boualem SANSAL pour être emprisonné à Alger et Kamel DAOUD pour avoir obtenu le prix Goncourt avec son roman Houris.
Par l’entremise de leurs romans (et de prises de position contestées de bien des côtés), ils viennent éclairer l’extrême complexité des liens historiques entre les deux pays. L’historien Benjamin STORA rappelle que l’histoire franco-algérienne touche à titre personnel ou familial, à des degrés divers, sans doute plus du tiers de la population vivant en France: immigrés récents, enfants et petits-enfants de migrants plus anciens, enfants et petits-enfants de harkis, de rapatriés, de pieds-noirs, de soldats appelés ou rappelés en Algérie, descendants d’administrateurs coloniaux… Chacune de ces personnes est porteuse d’un itinéraire singulier, de souvenirs, de nostalgies, de drames et d’espoirs distincts et souvent opposés, malheureusement nourris plutôt par le sentiment de revanche que de concorde. Et Benjamin STORA de rappeler l’importance de conduire un travail d’histoire, si possible de façon partagée, des deux côtés de la Méditerranée.
A leur manière, les livres de Kamel DAOUD et Boualem SANSAL nous y invitent également à condition qu’on prenne la peine de se déprendre des jugements hâtifs, de sortir des logiques conflictuelles où perdure la tentation caricaturale d’identifier ici le bien et là-bas le mal, d’accepter que la littérature n’a pas vocation à énoncer des vérités mais, en l’occurrence, de témoigner d’un passé et d’un présent douloureux, de tenter d’en comprendre les ressorts.
N’ayant lu jusqu’à peu ni l’un ni l’autre, je me suis donc frotté à leurs écrits pour essayer de comprendre en quoi ces deux auteurs déclenchaient d’aussi vives polémiques, suspectés qu’ils étaient d’être des écrivains droitiers et de cultiver à leur manière les clichés racistes vis-à-vis des musulmans.
Il convient d’admettre que, dans des registres différents, Boualem SANSAL et Kamel DAOUD sont aujourd’hui assignés au statut de réprouvés. Ils le doivent d’abord à leur pays d’origine –l’Algérie—où ils auraient aimé vivre paisiblement mais qu’ils ont dû quitter pour assurer leur sécurité et préserver leur liberté de parole. Ils le doivent ensuite à une fraction de l’opinion française qui figée dans une posture décoloniale ne veut pas entendre leur dénonciation des dérives mafieuses, dictatoriales et religieuses auxquelles l’Algérie est soumise depuis l’indépendance. Aussi les marque-t-elle du sceau de la traîtrise. J’ose à peine le dire tant leur statut de cible est peu enviable mais peut-être y a-t-il aussi chez eux une forme de complaisance à incarner le rôle du traître, Kamel DAOUD n’hésitant pas récemment à déclarer au Monde des Livres qu’il est plus fécond d’être un traître qu’un conformiste.
Une chose est sûre, la perception de leurs itinéraires et de leurs œuvres ne peut s’envisager d’une façon univoque. Au contraire, le positionnement de chaque lectrice et de chaque lecteur dans l’histoire des rapports de la France et de l’Algérie conditionne la perception des œuvres de Boualem SANSAL et Kamel DAOUD. Ainsi, subtilités non immédiatement décelables pour le lecteur gaulois, DAOUD est la transcription en arabe de DAVID (deuxième roi d’Israël) tandis que BOUALEM n’est pas un prénom arabe mais berbère. Ces deux détails imperceptibles pour le lecteur français moyen connoteront sans doute pour celui familier des cultures du sud de la Méditerranée un écart notable (et pour certains suspect) à l’orthodoxie culturelle musulmane panarabe. A chacune et chacun donc de chercher ses propres biais de lecture pour éviter incompréhensions et contresens.
Le volume de la collection Quarto chez Gallimard consacré à Boualem SANSAL donne à lire les romans de l’écrivain parus entre 1999 et 2011. On reçoit le premier d’entre eux « Le Serment des Barbares » comme un crochet du droit en pleine mâchoire, comme un direct au foie qui laisse scié en deux. En voilà de la littérature à l’estomac ! L’argument a la forme d’une enquête policière ordinaire : l’indolent commissaire Larbi qui souffre du mépris de sa hiérarchie se met en tête d’élucider l’assassinat inexpliqué de deux habitants de la ville : le Moh, affairiste et nouveau riche ami des pouvoirs de toutes tendances –politique et religieuse—et sa figure inversée, Abdallah, ancien ouvrier agricole resté fidèle à la famille de pieds-noirs l’ayant employé à l’époque coloniale et qui entretient avec soin la sépulture familiale des colons au vieux cimetière chrétien. L’entêtement de Larbi à démêler intrigues mafieuses, vrais massacres islamistes, meurtres commandités par la police politique et règlements de comptes entre tous et en tous genres, le conduira à identifier une vaste entreprise de détournement de fonds qui ne pourra être dévoilée au grand jour car… l’affaire finira bien mal pour lui. La morale est claire : en Algérie c’est toujours le plus cruel qui emporte le morceau ! On comprend bien pourquoi les pouvoirs en place à Alger ne peuvent tolérer pareille prose.
Boualem SANSAL crée une langue singulière qui s’efforce de restituer le parler populaire de la rue algéroise. Son français (il n’est pas publié en arabe et reste interdit en Algérie) est un mélange d’expressions populaires françaises et d’argot arabe, de rieuses caricatures et de subtiles nuances. Alternent dialogues imagés et phrases en rafales, ponctuées de points-virgules repoussant toujours le final afin de préciser la description, de mieux définir les raisons de s’indigner, d’accumuler les joyeuses métaphores dénonçant les tares du pouvoir, d’achever le lecteur par un ultime coup de poing. On trouve là-dedans la même jubilation que peut procurer la gouaille célinienne à la première lecture de « Mort à Crédit ». Mais ici la mort ne se donne pas à crédit. Au contraire, elle se paie comptant.
« Le martyre est au pays ce que le brouillard est à l’Angleterre, le spaghetti à l’Italie, le chocolat à la Suisse, la catastrophe au Bangladesh. » nous dit SANSAL ajoutant plus loin : « La révolution et son ombre, la contre-révolution, comme un vieux couple vidé de sa haine, périrent dans les oubliettes du temps. Cela pris quelques jours quand même. De nouveaux illuminés avaient décrété par une fatwa intransigeante que le soleil d’Allah ne brillait que pour eux. Le démenti de la nature s’est heurté à plus fort ; l’affaire est aujourd’hui inouïe : le soleil ne brille pour personne. »
Dans ces conditions, chacun à sa façon cherche quelques rayons réconfortants jouant des coudes pour se rapprocher des notables affidés au pouvoir, des imams influents, des trafiquants en gros et en petit (drogues, médicaments, technologies made in Taïwan et autres babioles) dans une société pliée par la dictature militaire, la rigueur morale islamiste importée de Peshawar, la violence de la culture de domination masculine. Chacun, comme partout, veut sa part de pouvoir, d’argent et de sexe et louvoie, fait semblant de se conformer à la règle en évitant de s’attirer les foudres des puissants, s’efforce de ne point laisser poindre quelque indices dénonciateurs de sa rébellion intérieure –parler berbère ou français ou encore ne pas aller prier à la mosquée–.