L’Invention Caravage
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C’en est trop parce que la mention de cette Lena (Maddalena Antognetti, dite Lena, dite Roscina, d’une famille de courtisanes romaines) bouleverse un certain nombre d’attributions de tableaux à Caravage. Elle a en effet posé à plusieurs reprises pour lui, avant et après l’arrivée de l’artiste flamand à Rome. Pour l’historien de l’art, qui a souvent rencontré cette belle jeune femme au cours de ses recherches, cela revient à dire que les peintures postérieures à 1600 ou 1601 comme la Mort de la Vierge, la Madeleine en extase ou des Madones, seraient de la main de Rubens, et non de celle de Caravage…
Il faut vérifier. S’assurer. C’est un leitmotiv dans le chaos de sa tête. Car Longhi commence à entrevoir dans cet ensemble une cohérence qui ne laisse pas de le déstabiliser. Voire de l’inquiéter. Ici, à Ottobeuren, c’est comme s’il était nu. Il doit demander l’assistance de ses collègues et amis. D’abord Mario, des archives du Vatican. Il se lève pesamment. Il n’y a plus ni pluie d’anges, ni stucs en poussière d’or : il le sait, ne prend pas la peine de le constater. Il pose son étui à lunettes sur la liasse, comme un signe de prise de possession ‒ tiens ! se dit-il, comme ce geste d’Alexandre fichant sa lance dans la terre d’Asie, avant de conquérir l’empire perse… ‒, et se dirige vers un bureau. Il demande à un frère s’il peut téléphoner à Rome.
Bien sûr, maître. Tenez, installez-vous dans cette pièce, vous serez plus tranquille.
Il prend son répertoire dans la poche intérieure de sa veste. L’ouvre à la lettre C. Cavalieri, Mario Cavalieri, c’est cela. Rome. Une bouffée d’air frais. Il compose le numéro. À l’autre bout de la ligne, il entend qu’on décroche. Mario, c’est toi ? Ici Roberto. Oui. Je suis à Ottobeuren, dans la bibliothèque. Certes, c’est une chance, tu as raison de m’envier. Mais bon. J’ai besoin de ton aide. Il lui explique en quelques phrases, sans dévoiler le fond de ses préoccupations. La vérification est rapide. Tout, dans la réponse de son collègue, concorde avec ce qu’il a lu dans la liasse. Il appelle ensuite Ulderico di Montegorga, à l’Archivio di Stato di Roma, à Sant’Ivo alla Sapienza. Il lui fournit les cotes à vérifier. L’ensemble est en TCG, lui précise-t-il ; tu notes ? Processi, Visite dei Notai, Relazioni dei Birri, et les différents Liber : Investigorum, Actorum, Constitutorum. Tu me rappelles ici, à ce numéro. Oui, je ne bouge pas, j’attends.
Il attend. Il sait que ce ne sera pas long : il connaît, pour l’avoir pratiquée, l’efficacité d’Ulderico. Effectivement, bientôt, celui-ci le rappelle et lui confirme l’authenticité des documents, ainsi que le nom de Pietro Paolo Rubens, parfois latinisé en Petrus Paulus Rubenus. Heureusement son ami, archiviste et non historien de l’art, ignore les enjeux que ce nom recouvre. Ce qu’il a sous la main, ici, à Ottobeuren, sont donc bien des copies anciennes de documents authentiques. Pourquoi diable à Rome n’a-t-il jamais pu accéder qu’à ceux au nom de Caravage ? Qu’a-t-il bien pu se passer ?…
En bon chercheur, il décide une dernière confrontation, avec Mantoue cette fois, où Rubens séjournait en alternance avec Rome. Le directeur des archives est lui aussi un proche, rencontré alors qu’il effectuait des recherches sur les fresques de Giulio Romano. Il ne lui demande que deux choses : quel genre de personnage était le jeune Rubens ? Quelle relation entretenait-il avec le duc ? La réponse fuse aussitôt. Pas besoin d’aller chercher dans les rayonnages, Roberto ! Le mois dernier, j’ai justement travaillé sur son séjour à Mantoue. Bref, tes deux questions n’amènent qu’une réponse : il était compagnon de débauche du duc ! Lui aussi amateur de tous les plaisirs, du luxe, des femmes ! Et en bon flamand, grand buveur devant l’Éternel…
Une personnalité, donc, qui corrobore tout ce que disent à son sujet les documents des archives romaines…
(à suivre)
Photo©Maheut Bolard-Veyretout