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L’Invention Caravage

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Aucun doute : il s’agit bien du contrat daté du 23 juillet 1599 pour la réalisation de deux peintures destinées à orner les parois latérales de la chapelle Contarelli en l’église Saint Louis-des-Français à Rome. Y figurent les noms des héritiers Crescenzi : François Cointrel, neveu de feu le cardinal Matthieu Cointrel, en italien Matteo Contarelli, lequel avait acquis trente-quatre ans plus tôt la chapelle portant son nom afin d’y être inhumé ; et Monseigneur Melchiore Crescenzi, héritier du prélat français. En face, les membres du clergé de Saint Louis, représentés par le cardinal Francesco Maria Bourbon del Monte, le célèbre mécène de Caravage. Quant à la signature de celui-ci, là où on l’attendait : rien. Un espace vide. En revanche, figure en-dessous un addendum dont tous les éléments ‒ écriture, style, encre, papier ‒, identiques à ce qui se voit au-dessus, prouvent l’authenticité. Le texte en est rigoureusement le même, comme s’il s’agissait d’un duplicata. Rigoureusement le même : à une exception près. À un détail près : la signature manquante, celle de Caravage. Certes, la signature ici ne manque pas. Simplement (et ce seul mot, terriblement quelconque, contient en lui un monde), ce n’est pas celle de Caravage, à laquelle on se serait légitimement attendu, mais de Rubens. Pietro Paolo Rubens.

Roberto Longhi est effondré. Se pourrait-il que Rubens et non Caravage fût l’auteur des si célèbres peintures de Saint Louis-des-Français ? Non. Impossible. Rigoureusement impossible. Pourtant, ce document… Il le tourne, le retourne dans tous les sens, l’examine de près, le flaire, comme si la vérité pouvait avoir une odeur. Elle en a une : il est authentique.

C’est alors que l’historien de l’art avise, en haut à droite du feuillet, une cote écrite d’une autre main, plus récemment tout en, sans doute au XIXe siècle, à en-tête des ASV : les archives vaticanes. Le texte qu’il a sous la main serait donc une copie ; mais, et cela lui donne toute sa force, une copie ancienne et même, selon toute vraisemblance, contemporaine des deux artistes.

Il soulève la liasse, tourne les feuillets les uns après les autres. Oui, c’est bien ce à quoi il s’attendait ‒ ce qu’il redoute depuis quelques minutes : tout confirme le contrat, tous les documents, dans leur variété, mentionnent, à la place de Caravage, Rubens, dont le nom est à plusieurs reprises assorti de la mention Pittore fiammingo, peintre flamand. Tout concourt à laisser Caravage dans l’ombre, cette ombre au creux de laquelle se lovent tant de ses peintures, du moins celles que l’on peut encore lui attribuer avec certitude, et que Pietro Paulo n’a pas lui-même exécutées.

Tenaillé par la fièvre de cette découverte qu’en son for intérieur il qualifie d’insensée, Roberto Longhi prend à peine le temps de lire en profondeur ces textes, se contentant de les parcourir puisque de toute façon, à force d’avoir travaillé dessus, il les connaît par cœur, allant droit à ce qui s’avère désormais capital, le nom de Rubens en lieu et place de celui de Caravage.

Ainsi de ce texte, tiré des archives romaines, ASR TCG (Archivio di Stato di Roma, Tribunale Criminale del Governatore), Relazioni dei Birri (les sbires étaient la police du pape), Busta, n. 6.11, daté du 11 octobre 1601, disant (nous traduisons) : « Hier soir, en maraude, je trouvai au Champ de Mars Pietro Paolo Rubens, pittore fiammingo, qui portait l’épée et n’avait pas de licence ; il m’a affirmé être inscrit au rôle de S.E. Vincenzo Gonzaga, Duca di Mantova (Duc de Mantoue), et parce que lui n’avait pas de licence et que moi je ne savais pas s’il disait la vérité, je l’ai mené à la prison de Tor di Nona ». Ou encore de cet autre, témoignant des frasques de l’artiste flamand dans la chaleur et l’agitation des nuits de Rome (nous traduisons également) : « Il pouvait être une heure de la nuit lorsque le signor Galeazzo et moi, passant place Navone devant le palais de Sa Seigneurie l’ambassadeur d’Espagne, j’ai senti que l’on me donnait un coup derrière la tête ; je suis soudainement tombé à terre et suis resté blessé à la tête. Je crois qu’il s’agissait d’un coup du plat d’une épée […] Je n’ai pas vu qui m’a blessé, mais je pense qu’il ne s’agit de personne d’autre que dudit Pietro Paolo Rubens parce que ces derniers soirs nous avons eu des querelles sur le Corso lui et moi à cause d’une femme nommée Lena qui se tient debout place Navone, devant le portail du sieur Sertorio Teofilo, laquelle est une femme de Pietro Paolo » (ASR TCG, Visite dei Notai, 29 juillet 1605, déposition du notaire Mariano Pasqualone de Accumulo).

Cette fois, pour Roberto Longhi, c’en est trop.

(à suivre)

Photo©Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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