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L’Invention Caravage

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Des feuilles libres. Des documents anciens, probablement d’archives : en latin, en italien. Deux ou trois en flamand, langue qu’il ne maîtrise pas ‒ il les écarte. Tout de suite, il repère l’époque de rédaction : XVIe ou XVIIe siècle. Du reste, nombre d’entre eux sont datés, des années qui s’échelonnent de 1599 à 1606. Rien avant, rien après.

Une fébrilité s’empare soudain de lui. Il n’y a plus d’anges, plus de poussière d’or, plus de toitures rouges. Plus d’Alpes. Il se dépouille du monde. Ne demeure que la passion du découvreur.

En dépit de l’écriture ancienne, il déchiffre sans peine ces documents, accoutumé à cette tâche par ses décennies de recherche. En dépit aussi de cette ombre, soudain, qui voile les feuillets : c’est un nuage qui passe devant le soleil. Un nuage gris. Présage de tourmente ?… Il revient à ce qu’il appelle, déjà, son travail.

S’il peut se demander en quoi consiste ce travail, s’il ignore quelle direction il va prendre, de quelle utilité il lui sera pour ses futures recherches, il sait qu’il le passionnera car un nom, comme brillant de mille feux, éclate à ses yeux, qui revient à plusieurs reprises : Michelangelo (parfois Michelagnolo) Merisi (souvent Merigi) da Caravaggio. Caravage. Dont il pourrait, à juste titre, se targuer d’être autant le re-découvreur que le réhabilitateur. L’inventeur, comme on disait jadis. Un autre nom lui est accolé, apparemment comme étant son ami, et qui revient plus souvent encore : celui de Pietro Paulo Rubens ‒ plus rarement Petrus Paulus Rubenus. Ce qui vraisemblablement explique la présence, dans la liasse, de la poignée de documents rédigés en flamand.

Rubens, en Italie de 1600 à 1608, exception faite de l’année 1603, où il se rend à la cour de Madrid pour une mission diplomatique, à lui confiée par le duc Vincent 1er Gonzague, son premier mécène. Longhi ne l’ignore pas : nonobstant la distance sociale, les deux hommes s’entendent à merveille, dans une singulière complicité de plaisirs.

Brusquement, il s’arrête de consulter les documents, pose ses lunettes, croise les mains sur la table, ferme les yeux. Il pressent que quelque chose d’extraordinaire l’y attend, car un frémissement vient de parcourir les feuillets et de se communiquer à lui. Ses doigts, ses lèvres frissonnent ; son rythme cardiaque, auquel il a toujours été attentif, s’accélère, et derrière ses paupières closes, un chaos d’images défile à toute allure. Il prend une profonde inspiration, régule son souffle qu’il parvient peu à peu à ralentir, rouvre les yeux. Il croit apercevoir tout là-bas, posé sur le bout de l’horizon, entre le ciel azur et les quelques flocons de nuages blancs, rose et gris, la ligne faîtière des Alpes. Leurre ou vérité, cela lui semble bon signe. Un clin d’œil du destin.

Il reprend ses lunettes, bien décidé à se plonger irrémédiablement dans l’étude des feuillets, en proie à ces délices légèrement teintés d’appréhension devant l’inconnu qu’éprouve tout chercheur en face d’un document d’archive jusqu’alors enfoui sous la poussière des siècles accumulés. Délices qui brusquement se changent en stupeur et en incrédulité lorsque, ouvrant un feuillet double, s’en échappe un papier dans lequel il reconnaît un contrat pour une commande artistique. Et quel contrat !

(à suivre)

Photo©Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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