L’Invention Caravage

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Le 4 juin 1970 à l’aube, le célèbre historien de l’art italien Roberto Longhi quitte sa ville de Florence à bord d’un train de la Deutsche Bahn pour se rendre à Munich. Il y est attendu comme invité d’honneur à un congrès international sur l’art de Grünewald intitulé Matthias Grünewald. Ausdruck und Wirklichkeit im deutschen 16. Jahrhundert (« Matthias Grünewald. Expression et réalité au XVIe siècle allemand »), congrès dont les actes seront publiés trois ans plus tard à Francfort, chez Suhrkamp Verlag.  Arrivé le soir même dans la capitale bavaroise, il est conduit à son hôtel de la Prinz-Ludwig-Strasse, non loin de l’Alte Pinakothek, puisque c’est dans une salle de ce prestigieux musée que doivent se tenir les séances du congrès. Une réception bon enfant l’accueille dans un salon de l’hôtel, au cours de laquelle le Dr Hermann Reutenberg, universitaire et président du colloque, prononce un discours de bienvenue.

Les travaux ne devant commencer que le surlendemain, Roberto Longhi profite de sa journée de liberté, le 5 juin, pour se rendre à Ottobeuren, à une centaine de kilomètres de Munich. Il n’est pas retourné dans cette charmante cité depuis le séjour qu’il y avait effectué alors qu’il étudiait à Turin. Rien, en apparence, n’a changé. Pas même le passage de la guerre, la deuxième, ni la saignée de la guerre, la première. Il se promène dans les rues, traverse les places, muse dans les jardins. Il examine les façades colorées et pimpantes des maisons, regarde les gens vivre, écoute le temps passer, arrive devant l’abbaye bénédictine ‒ le véritable but de son excursion. Avant d’y entrer, il lève les yeux au ciel : bleu, avec quelques nuages rose et blancs, qui virevoltent dans une fresque à la Tiepolo.

Après un bref passage dans l’église ‒ la nef, les trois coupoles, les fresques des voûtes, les marbres, les dorures, le blanc, toutes ces folies du baroque ‒ il se rend à l’accueil du monastère où, déclinant son identité, il demande à voir l’abbé Vitalis Maier, lequel arrive bientôt, happé par le seul nom de l’historien de l’art. La poignée de main est franche et virile.

S’ensuit, dans les couloirs de l’abbaye, une conversation moins à la plus grande gloire de Dieu qu’à celles des beaux-arts et de la bonne chère.

Souhaitez-vous, demande soudain l’abbé, visiter notre bibliothèque, vous, homme de l’écrit ?

J’allais vous en prier…

Sitôt dit, sitôt fait, et voici nos deux hommes, accueillis par la statue d’Athéna tout en froufrous, en volutes et en voluptés, déambulant en devisant sous les fresques d’Elias Zobel et les stucs de Johann Baptist Zimmermann. Après quelque temps, Roberto Longhi exprime le souhait de pouvoir travailler un peu entre ces murs chargés de siècles. Ce souhait à peine formulé, l’abbé frappe dans ses mains pour demander à un convers qui époussetait des vitrines, que l’on apporte une table et une chaise pour Herr Longhi, comme jadis l’aurait fait le divin Michel-Ange dans la Sixtine, afin qu’y soit transportée une échelle pour que Titien puisse voir de plus près le visage énigmatique et tellement troublant de la Sibylle de Delphes.

Où désirez-vous que nous la placions ?

Devant une fenêtre de la galerie supérieure, si cela est possible, répond Longhi.

Bientôt, il se retrouve seul. Il flâne, d’un rayonnage à l’autre, sourit en voyant, dûment reliés et sagement alignés, les exemplaires de la revue Paragone qu’il a fondée voici vingt ans avec son épouse. Dans la dernière livraison, le numéro 211, il a publié une longue étude consacrée au Portrait de Sofonisba d’Oreglia (vers 1637) peint par le hollandais Matthias Stomer, dit Matthias Stom, lors de son séjour napolitain. Justement, un ouvrage en allemand sur ce peintre semble lui tendre les bras. Il le prend, s’installe à la table, le feuillète, en lit quelques extraits. Lève la tête. Tandis que dans la bibliothèque il pleut des anges et que les stucs s’effritent en poussière d’or, il se remémore ses lointaines années d’étude, laissant ses yeux errer sans se poser sur le paysage de toits rouges et de lointains boisés au fond desquels il aimerait voir se silhouetter la ligne crénelée des Alpes, dont il goûtait tant les scintillements hivernaux durant ses séjours turinois. Il s’ébroue, se lève pour remettre le livre en place.

Un obstacle l’empêche de le ranger correctement. Il a beau pousser, quelque chose gêne, qu’il a dû déranger en prenant le volume. En tirant sur les ouvrages voisins il découvre derrière, apparemment placée à la va-vite, une liasse enfermée dans une chemise en carton attachée par un ruban. Aiguillonné par la curiosité, il fait ce qu’aurait fait tout un chacun : il la prend, remet les ouvrages en place et retourne s’asseoir à sa table pour l’ouvrir.

(à suivre)

Photo©Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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