J’ai commencé à dire vraiment mes propres textes devant un public en 2021, lorsque les restrictions sanitaires ont été peu à peu levées. Mon premier recueil, Le fil des traversées, est sorti fin 2019, quelques mois avant que les décisions gouvernementales n’entravent tout rassemblement. Heureusement, durant ce temps mort, j’ai pu continuer à dire les poèmes des autres à la radio, dans l’émission ·Et la poésie, alors ?· que je conçois pour Radio Panik…
J’ai donc donné des lectures du Fil des traversées, puis, à partir de 2022 et de la sortie de Sensations du combat, j’ai commencé à tâter des scènes ouvertes et des combo poésie / DJ : Mange tes mots, [Cargo]… Un cheminement sans doute inverse à la progression « normale », mais est-ce important ?
Ce qui m’importe avant tout, c’est la joie, prise et donnée — en scène, en cercle. Ce que j’y découvre. Car à écouter ses coreligionnaires dans les scènes ouvertes ou les programmations plurielles, on entrevoit l’éventail des manières de faire. Et on s’interroge sur sa propre pratique…
Un paramètre que j’ai découvert en lisant pour un auditoire, et particulièrement dans des sets musicaux où un mix de DJ vient appuyer le texte, c’est la question du respect à la lettre ou non de son texte.
Pendant la lecture ou la performance en public, viennent parfois, naturellement, des distorsions : voilà qu’on répète tel vers, tel mot — parce que cela semble s’imposer au moment où on le dit, comme un besoin, par l’incantation, d’en démultiplier l’écho et la puissance. Voilà qu’on sabre dans un vers — parce que tout à coup l’incarnation par la voix, l’intonation et le corps a rendu cet adverbe ou cette expression inutile.
Le poème qu’on a écrit, qui a peut-être été publié, et que l’on dit soudain à l’oral pour un public commence là une vie qui lui est propre : il renvoie à notre expérience vécue. Et en le disant, on atteint à une sensibilité différente de celle qui était en jeu lors de l’écriture.
Un autre exemple des interrogations autour desquelles je gravite : lire ou dire son texte de tête ?
La photographe et autrice Laure Samama m’a fait part des enseignements qu’elle avait tirés d’un cours de diction : il lui avait été conseillé de lire son texte sans regarder le public, en restant l’œil sur les mots et eux seuls, sans anticiper d’aucune manière le vers ou la phrase qui suivait. Et surtout, de lire en visualisant, intensément, les images que le texte convoquait — pour mieux le redécouvrir, pour laisser se recréer le neuf, le sentiment.
Au moment où Laure m’a raconté cela, j’allais dans une autre direction : à force de dire mes poèmes à tel ou tel événement, j’avais fini par en connaître certains de tête. Et je me suis demandé : à savoir ses textes du début à la fin, est-ce qu’on ne court pas le risque de se placer dans un regard englobant, dominant par rapport à son auditoire, est-ce qu’on ne court pas le risque de jouer — et qui dit jouer dit surjouer, voire tricher ? (J’avoue ici mon rapport tout à fait rigide à la vérité !) Il doit pourtant rester de la place pour l’imprévu et l’émotion, quand bien même on connaîtrait son texte par cœur…
Dire de tête implique aussi deux choses : la liberté, parfois terrifiante, donnée au corps (lorsque les mains ne sont plus prises par le livre ou la feuille de papier qu’on lit), et l’apparition des auditeurs et des auditrices devant nous : le regard au texte a cela de rassurant qu’il met une distance entre le public et soi.
Dans la pratique, je passe d’une manière à l’autre, en rusant parfois… j’ai l’avantage d’être très myope, alors il me suffit, lorsque je dis mes textes par cœur, d’enlever mes lunettes, et tout d’un coup, les regards intimidants des personnes dans le public disparaissent pour laisser place à un flou chaud et bienvenu.
Je termine cette évocation sur une question dont je lirai les éventuelles réponses avec grande curiosité : et vous, quel(s) rapport(s) avez-vous à vos textes, dans l’oralité et les représentations publiques ?