mamie me sert le café
dans une tasse ébréchée
ornée de fleurs bleues
qui n’existent pas
elle me raconte son enfance
les villages et les fermes
le marché aux bestiaux
les mois de neige
et l’orange de Noël
avant la guerre
et puis les réfugiés
les allemands
les rutabagas
on fait des mots croisés
mamie est une championne
mais elle écrit de drôles de mots
févrire
blueu
brouyare
hautonomie
yrnquedi
elle dit « le truc »
de plus en plus souvent
— elle a une fuite au cerveau mamie
elle dit « je vais bouger la salade »
(elle a égaré le mot remuer)
elle dit « je fais le jus de la salade »
(elle a perdu la vinaigrette aussi)
dans la tête de mamie
il pousse des pissenlits
de la menthe sauvage
et des fleurs bleues
qui n’existent pas
je ramasse les objets qu’elle sème
comme elle est loin devant
comment
avec sa patte folle
avec sa hanche rapetassée mamie
comment si loin devant
je suis sa piste je ramasse
le dé à coudre le Christ en paille le rameau sec de l’an passé
le mouchoir que ses mains ont brodé
les mots croisés les lettres du scrabble
le riz au lait moisi oublié au sellier
— donne-le aux oiseaux petite
mamie mère des nuages mamie à tête de pissenlit
mamie mouton de poussière
fais attention aux coups de vent
mamie en porcelaine s’est échappée de l’étagère
je suis sa piste je ramasse
le pilulier aux 28 cases — 4 fois 7 jours, pilules matin midi soir nuit
les décos de Noël qu’elle mettait sur la bûche
la liste des anniversaires parce qu’elle oublie mamie
elle m’appelle comme ma mère elle m’appelle comme ma sœur elle m’appelle comme ma cousine mais c’est pas grave parce que oui c’est pareil, elle se trompe pas elle a compris c’est pareil, si c’est nous c’est pareil
je ramasse son dentier et son sein en silicone
en cinq lettres
qu’est-ce qui est lourd et lent et qui file comme le vent
je ne sais pas je ne trouve pas j’accélère
je cours maintenant qu’est-ce qui file comme le vent
pourquoi est-elle si loin devant
l’ancienne faisait tomber la nuit
en agitant une couverture
elle balançait les étoiles
par-dessus son épaule
comme du sel pour se porter chance
sur les autels
l’ancienne consacrait
les plus humbles fleurettes
c’est à mon tour de border l’ancienne
dans un drap blanc d’enfance
pour l’accompagner dans sa nuit
je coiffe l’ancienne
de boutons d’or et de violettes
quand l’ancienne nous faisait de la soupe
elle y ajoutait
du sel pleuré par les ancêtres
des herbes amères
qui sentaient les montagnes
des champignons de misère
du pays de Plus-Jamais
de l’arc-en-ciel en cube
et elle faisait revenir le tout
dans l’amour
et l’émerveillement d’être toujours en vie
en nous quittant
sur un papier taché
l’ancienne nous a laissé sa recette
matriarche — mère — main forte
tes roses sauvages
poursuivent
(courez, courez)
dressées, froissées, cassées
grandes tiges d’air libre
érigées vers rien
fibres
bourgeons
elles poursuivent
tes clairs mots
(clairs)
(courez)
toi,
sous la dalle,
un devenir obscur, terre, trou
et c’est en l’air
que fleurit ta racine
.
.
.
.
(Photo Charlotte May, Pexels)
Très belle stèle, la vie et tant d’autres choses… car c’est ainsi que même les mamies des vieilles dames sèment encore.
Merci beaucoup pour votre lecture et votre commentaire Laure-Anne !
Oui belle stèle, tendrement sculptée en mots poignants de simplicité. Ce qui me frappe surtout , c’est combien la mémoire tire sa force des choses banales, tous ces petits moments que l’on a à peine conscience de vivre, et qui sont pourtant notre trésor intime, trésor de vie légué par nos aînés et dont nous transmettons, sans le savoir peut être, quelque chose à nos suivants.
Grand merci pour votre lecture Ariane. C’est si juste ce que vous écrivez sur la valeur des moments qu’on a à peine conscience de vivre.