1 Chant des degrés de David. YHWH mon cœur n’enfle pas, mes yeux ne sont pas hautains, je ne marche pas dans ce qui est trop grand et difficile pour moi.
2 N’ai-je pas calmé et apaisé mon être ? Comme l’enfant sevré sur sa mère, comme l’enfant sevré, sur moi mon être.
3 Qu’Israël attende YHWH, dès maintenant et pour l’éternité.
L’image au cœur du ps 131 évoque une illumination à la manière de Rimbaud. Il les concevait comme des enluminures médiévales, dixit Verlaine. L’enluminure donne écho visuel à la lettre, explorant sa forme pour ouvrir des potentialités sémantiques dormantes. La lettre, isolée de sa liaison avec l’ensemble des autres lettres, se délie du signifié. En tant que particule élémentaire de la poésie, elle peut alors (tel le noyau atomique soumis à la fission) libérer toute une puissance de signification encore inouïe. Alchimie du verbe et de l’image ensemble.
Le ps 131 ne construit pas de discours, il laisse parler une image banale empruntée à la vie quotidienne. Le poète (poétesse ?) trouve des mots simples de nourrice et de mère, de quelqu’un qui vit dans la proximité de l’enfance, pour atteindre le sens profond de sa relation à YHWH.
Mais illumination n’est pas évidence. Il faut veiller à mettre à distance les automatismes de signification qui risquent d’endiguer la force du texte.
Le poème commence par le Nom (j’hésite toujours, majuscule ou pas ?) (il faudrait une graphie inclusive genre le N/nom). Est-ce une apostrophe, pour prendre à témoin YHWH ? Une sorte de sceau en YHWH par lequel le poète authentifie sa parole ? Le moment de se rappeler que ce nom est support d’identité pour qui le prononce (cf 3) .
Justement c’est ce que fait cette admiration, poser une identité. Définie d’abord par la négative. Avant de dire qui il est, le poète dit qui il n’est pas. Mon cœur n’enfle pas, mes yeux ne sont pas hautains : une attitude que l’on peut qualifier d’humble, à condition de lever les possibles ambiguïtés du terme. L’humilité, du latin humus (adama en hébreu) est à entendre, au plus près du mot, comme l’attitude juste du terrien (ou terrestre).
Ce que le texte récuse d’emblée, c’est ce que les Grecs nomment hubris. Un faux positionnement de l’humain qui lui fait viser une condition qui n’est pas la sienne, qui n’est pas la condition humaine.
Oui mais, c’est quoi, la condition humaine ? Le psaume va apporter sa réponse.
Le poète récuse une identité en « moi-plus », un mode de rapport au monde et aux autres combinant orgueil et égocentrisme. Mais cette humilité présente une ambivalence. Facteur d’authenticité de l’être, elle recèle aussi le risque de son amoindrissement. Ainsi le v.2 est en général compris comme redondance du premier.
Le mot à mot dit si ne pas j’ai calmé et j’ai fait taire mon être. Il y a donc encore une négation après celle du v.1. Lalou et Calame traduisent n’ai-je pas calmé et apaisé mon être ? Le point d’interrogation rendant la valeur hypothétique du « si ».
Pourtant il me semble plus juste de dire, respectant le parallélisme des deux versets : je n’ai pas calmé ni fait taire mon être. On me dira mais alors que faire de la particule si ? On peut la comprendre, je pense, par quelque chose comme « dans ce cas ». (Même mot dans le ps 127 « Si » YHWH ne bâtit la maison).
Ce qui enchaîne dans un esprit tout différent les deux versets. Au lieu de comprendre le v.2 comme renforcement du v.1, on le comprend comme cherchant au contraire à prévenir la caricature de l’humilité (en effacement, en écrasement) que risquait d’induire ce v.1.
« Je ne me fais pas moi-plus, d’accord, mais cette attitude ne me contraint pas au calme, à l’inhibition, au silence. »
La possibilité de cette interprétation me semble ratifiée par la suite mon être est sur moi comme l’enfant sevré sur sa mère. Sevré est essentiel : si on traduit nourrisson, bébé, ou même petit enfant, on fait de l’enluminure une image pieuse. Le tranchant du texte se perd dans le gnangnan.
Le sevrage d’un enfant ne se fait pas toujours sans déchirement. Pas facile de renoncer à une relation où l’on fait corps avec sa nourrice, dans un fantasme de toute puissance et de sécurité, dans une bulle narcissique dont on gardera à tout jamais la nostalgie. Le sevrage est une étape difficile à vivre, il ne porte ni au calme ni au silence. Il a quelque chose de violent.
Mais non pas de destructeur, au contraire, dit la suite du texte. Elle m’évoque ceci :
Freud décrit le jeu d’un enfant jetant de son lit une bobine accrochée à un fil « tandis qu’il prononçait un ooo riche de sens », puis tirant le fil pour la remonter, « saluant sa réapparition d’un joyeux ‘da’ » (voilà, ici). Freud entend dans ce ooo le mot fort (parti, loin). « L’interprétation alors ne présentait plus de difficultés » (on reconnaît bien là notre Sigmund).
À son avis cet enfant (dont on loue le calme) a trouvé moyen par ce jeu de se dédommager du renoncement pulsionnel nécessaire à accepter le départ de sa mère sans caprice. Comment ? En mettant lui-même en scène le départ et retour de sa mère à l’aide de cet objet. (Au-delà du principe de plaisir, chap 2).
Qu’en déduire ?
1)L’auteur du ps 131 a lu Papa Freud de toute évidence (l’inverse aussi est probable).
2)Le sevrage qui rend à la mère son autonomie ouvre à l’enfant la possibilité de la sienne. La séparation imposée, il la rejoue avec un objet qu’il peut saisir. En faisant comme s’il tenait sa mère au bout du fil, cet enfant se prend en fait lui-même en mains, devient acteur au lieu de subir passivement. L’enfant sevré n’est plus dans le nirvana de la fusion, mais il va se trouver lui même, individu délié, et apprendre à se tourner vers l’autre comme autre. L’enfant sevré sur sa mère entre dans la loi du désir.
3)Cette loi s’inscrit en lui de manière intra-psychique, posant un des premiers jalons de la construction de sa personnalité. C’est ce que le poète (sacré psychanalyste) note en fine pointe du texte, lorsqu’il substitue au lien archaïque avec la mère le lien du sujet adulte à sa propre existence : comme l’enfant sevré sur moi mon être.
On le voit, c’est lire à faux que négliger les implications précises du terme enfant sevré. C’est rester prisonnier d’une conception du religieux bien caractérisée par Marx dans sa fameuse métaphore d’opium du peuple. L’opium calme la douleur, l’angoisse, mais c’est au prix de l’annihilation de l’énergie et de la lucidité.
Le ps 131 au contraire n’incite pas à s’écraser devant un Tout-Puissant, à abdiquer sa liberté et son affirmation (avec au cœur un ressentiment qui ne pourra qu’exploser en violence sur les autres). Il n’incite pas davantage à calmer son angoisse avec un Tout-Calmant, comme l’opiomane aspire sa drogue, comme le bébé repu continue à sucer le sein.
Il énonce en son dernier verset le juste lien qui doit unir YHWH et Israël, l’attente et le désir.
Avec cette précision dès maintenant et pour l’éternité : une attente sans fin, un désir sans accomplissement.
Photo par Kim Newberg de Pixabay
Une vraie joie, cette lecture, en un moment où mon petit-fils de 6 ans, tard sevré, mais
il y a qd mm un moment, et encore en dévotion fusion avec sa jolie maman absente, fait une belle expérience du monde familier du père, tellement tellement différent, mais qui le fait grandir, dans une joie et des formes d’amour si différentes que la colère contre l’absence n’a plus lieu d’être… De quelles inutiles fusions ( avec les morts pour certainstaines) nous adultes devons nous être libres? De quelles sournoises colères aussi?
Merci c’est passionnant.
Bonnes questions, tes questions finales, et que nous n’avons jamais fini de nous poser… « Inutiles fusions » de dévotions mal placées, « sournoises colères » du ressentiment. Quant à ce que tu dis pour ton petit fils, c’est vraiment réconfortant : les liens qui peuvent enfermer se dénouent d’autant mieux que se nouent d’autres liens, les « liens qui libèrent ».
Merci de ces échos fort utiles.