Volet 1

Recoudre les années (1/4)

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Elle passait pour l’une des plus belles filles des provinces du Sud, qui en comptaient pourtant beaucoup. L’une des plus sensuelles aussi : la ligne si pure de sa nuque, la musique de ses lèvres, la candide rondeur de son ventre, la descente de son dos, la saveur de ses rêves, l’ellipse furieuse de ses reins.

À seulement quatorze ou quinze ans, dans l’étable d’une ferme dont les habitants la veille venaient d’être, nul ne savait pourquoi, expulsés puis massacrés jusqu’au dernier, Esperanza ‒ ainsi s’appelait-elle ‒ avait été violée par un soldat de l’armée irrégulière à la moustache d’oustachi, l’un de ces misérables francs-tireurs d’arrière-garde qui n’avait jamais rien visé dans sa vie que des pigeons d’argile dans les ball-traps des villages perdus aux fins fonds de la sierra. Cette finca isolée où le soldat d’arrière-garde, troufion en déroute d’une armée de nulle part, l’avait longtemps – supposait-elle – guettée au crépuscule en se dissimulant – supposait-elle encore – derrière un massif d’agaves, attendant l’ombre propice ‒ continuait-elle à supposer ‒ pour lui sauter dessus et la violer, là, contre le mur chaulé de l’étable, avant de s’enfuir lâchement non sans la menacer des pires représailles au cas où, mais il n’y aurait jamais de cas où, cette finca était devenue pour elle l’essence même du lieu de cauchemar, la ruine de l’ancien monde et l’antichambre de l’Enfer. Pourtant, ne sachant qu’entreprendre, vers qui ou quoi se tourner, elle y était demeurée pour passer la nuit, pelotonnée dans un coin d’une grange où le foin sentait fort les années de sacrifice et les motifs d’espérance, remâchant sa souffrance, sa colère et son humiliation, finissant par s’endormir d’un sommeil sans trêve.

Au réveil, une vive douleur entre les cuisses et sa jupe souillée de sang l’avaient brutalement rappelée à la réalité pitoyable des mâles, ceux qui s’accaparent sans vergogne les chimères de la moitié de l’humanité. Elle s’était lavée dans l’eau d’une bassine où s’abreuvaient autrefois les moutons, ensuite avait craché dedans avant, d’un coup de pied vengeur, d’en renverser le contenu dans la poussière de la cour qui l’avait aussitôt bue. Elle avait frotté sa jupe avec une touffe d’herbes sèches puis avec ses mains, afin de faire disparaître, sans vraiment y parvenir, toute trace de cette infamie, ce avec une telle force qu’elle l’avait déchirée. À nouveau, elle avait craché, avant de brandir le poing en direction du mur de l’étable.

Là-dessus, elle avait quitté la ferme, fulminant face au ciel rougeâtre du levant son mépris des mâles et sa détestation de la soldatesque. Longtemps elle avait marché sur les bas-côtés de routes grises et jaunes : il s’agissait, dans l’urgence, de mettre le plus de distance possible entre la finca maudite où rôdaient les derniers fantômes de son enfance, et ce vaste univers où, désormais, elle allait se mouvoir et qui, mais elle n’en avait pas la certitude, appartenait aux adultes.

Sur cette route serpentant à mi-côte entre montagnes et nuages, elle avait été recueillie, à bout d’épuisement, par un camionneur qui assurait le trajet de Puerto Soledad mais qui ce matin là, comme il le lui jura ses grands dieux auxquels il ne croyait pas davantage qu’elle, s’en était exceptionnellement dérouté pour emprunter ces pistes hypothétiques qui ne mènent à rien et surtout pas là où l’on s’imagine qu’elles pourraient nous conduire, poussé par un mobile dont il ne savait rien mais qui selon toute probabilité s’appelait simplement, comme il le lui confia en souriant de ses dents brunâtres et pourtant étonnamment régulières : l’instinct.

– Ou plus bêtement le hasard, avait-elle répliqué sans se démonter.

– En ce cas, dis plutôt la Providence, s’était-il empressé de corriger, insistant sur la majuscule et désignant du pouce, d’abord, accroché au rétroviseur, un chapelet au bout duquel pendait un crucifix en plâtre vivement peinturluré et agité par les courants d’air s’engouffrant par les vitres baissées, ensuite, collée en bas du pare-brise côté passager, une icône défraîchie par le soleil représentant Notre-Dame du Pilier de Saragosse, auréolée de fleurs, d’angelots, d’étoiles et de gloire céleste. Avant de balayer d’un geste blasé et néanmoins gros de conviction, une quantité astronomique d’amulettes et d’images pieuses dispersées dans sa cabine, où la Vierge et Sainte Anne disputaient la prééminence au Bon Jésus et à Saint Christophe, puis de sortir avec difficulté de sous sa chemise un scapulaire de velours orange et violet défraîchi moins par le soleil que par la sueur, et enfin de se signer trois fois avant de baiser son index replié.

‒ Il ne manquait que le calendrier avec la femme à poil ! avait songé en rigolant Esperanza…

Mise en confiance par cet homme un rien bourru dont le ventre touchait au volant et les bacchantes aux oreilles, elle lui avait narré l’épisode douloureux de la veille au soir en lui montrant pour preuve les taches de sang qui bien qu’à moitié effacées, souillaient encore sa jupe. Pauvre petite ! avait-il sommairement conclu en tirant sur ses bretelles : il signifiait par là son impuissance à raccommoder ce que le destin venait de découdre et son incapacité à exprimer sa compassion autrement que par des banalités.

Aussi, mieux valait encore se taire et tirer sur ses bretelles.

Le camion dévalait en bringuebalant les croupes arrondies de montagnes où ne croissaient au sein de la terre bistre que des touffes d’épineux aiguisées par la poussière et le vent. D’anciennes drailles sillonnaient leurs flancs, témoignages cruels d’une prospérité disparue. De loin en loin, un pont de pierre en dos d’âne aux parapets effondrés franchissait un ru depuis longtemps tari, quelques murets couraient sans enthousiasme tantôt pour enclore dans leur géométrie dépourvue de rigueur des parcelles désespérément vides, tantôt pour maintenir vaille que vaille le souvenir de terrasses où l’on ne cultivait désormais que le passé et les regrets qui l’accompagnent, tandis qu’une poignée de ruines se silhouettaient ternes sur la terre racornie, que ne fréquentaient plus que des cailloux pas même polis par les ans. De loin en loin, lorsqu’émergeait de ce néant un tas de pierrailles un peu plus volumineux, le chauffeur se signait avec empressement, indiquant par là que jadis en ce lieu s’était dressé, connu de lui seul, une cathédrale, une église, un couvent, une chapelle, un calvaire, une croix ou une quelconque bondieuserie.

Ballottée par les cahots, bercée par le ronronnement du moteur, enivrée des effluves d’essence, Esperanza avait fini par s’endormir, le coude appuyé sur la portière, la tête dans le creux de son bras et les cheveux au vent de la vitesse, ne se réveillant qu’au moment précis où les montagnes se suspendaient pour laisser place, sans la moindre transition, à un plateau tout aussi aride, pampa où ne poussaient que de chiches troupeaux de vaches maigres à vous flanquer la frousse et des poteaux télégraphiques sans ligne dont l’unique vertu consistait, par leurs verticales, à briser l’harassante horizontalité de ce paysage où le camion à présent filait à vive allure sur des pistes rectilignes, soulevant sur son passage des torrents de particules qui montaient en ondulant à l’assaut d’un ciel délavé de chaleur où pointaient déjà le crépuscule et l’absence.

Et puis soudain, après le franchissement d’un ravin à peine moins profond que l’enfer sur un pont dont la solidité avait de quoi laisser songeur, comme le soir menaçait de tomber, ils étaient parvenus en vue d’une bourgade, plantée à quelques nuances près au milieu de nulle part.

En dépit de l’heure tardive la bourgade, San Bartolomé de los Caballeros, suffoquait encore sous la chaleur. Les habitants semblaient s’en être retirés à la manière d’un jusant d’équinoxe, découvrant les grèves de ses rues, mettant à nu ses places pavées de galets ronds et irréguliers sur lesquels les tôles du camion produisaient un boucan à réveiller les morts. Les ombres s’allongeaient, soulignant dans leur démesure la nudité, le silence et le soir approchant.

– Je te dépose où, petite ? avait demandé le chauffeur avec une feinte indifférence.

– Pourquoi ?

– Je vois. Si tu n’as aucun lieu où échouer, je t’emmène chez ma vieille tante, Encarnación, qui habite là-bas, sur cette placette, un palais où je viens et vis de temps en temps…

Sa main, cognant le pare-brise et faisant ainsi tinter le chapelet contre le verre, désigna au bout de la rue une placette triangulaire, avec un micocoulier qui se dressait au milieu, son feuillage grignoté par la sécheresse et les invasions de sauterelles du temps des pharaons.

Son véhicule sitôt arrêté, il avait sauté sur le sol avec une souplesse que ne laissait guère deviner sa corpulence. Esperanza avait suivi, mollement.

– C’est moi, tante ! avait-il crié sitôt franchi le seuil du palais.

Une voix lointaine avait répondu :

– Tu n’as pas besoin de me le dire, idiot ! J’ai entendu les pétarades de ton engin.

Puis la voix avait ajouté :

‒ Le ton de tes paroles, Pedro Luis, me suggère que tu n’es pas seul…

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Photo © Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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