Parmi les œuvres qui furent présentées en 2022 lors de l’exposition « A la Mort, à la vie ! » au Musée des Beaux-Arts de Lyon, l’œuvre de Gilbert Prousch et George Passmore, Cemetery Youth, nous a particulièrement marqué.

Ces deux artistes se sont rencontrés alors qu’ils étaient étudiants à Londres au Collège central Saint Martin d’Art et de design. Ils décidèrent de créer ensemble et développèrent un style qui se retrouve autant dans leurs dessins, photographies, que dans leurs objets ou dans la présentation d’eux-mêmes comme sculptures vivantes.

Depuis plusieurs années ils s’affirment par la réalisation de grands formats, puissants émotionnellement et visuellement, et explorent les thèmes de la foi, de l’identité, de la superstition. Cemetery Youth (1980, un titre qui est presque oxymorique) évoque paradoxalement le thème de la mort et de la jeunesse, du paradoxe ressenti de mourir jeune.

Dans une atmosphère gothique anglaise, qui nous rappelle Le Moine, de Lewis, Edgard Allan Poe, ou encore Lord Byron, Cemetery Youth révèle la fragilité de la jeunesse face à la Mort. Un jeune garçon fixe de son regard un point bien au-delà de nous. Son visage est pâle, éclairé d’une lumière blafarde qui semble danser sur les tombes. Ce n’est pas le matin, c’est la lueur de la Mort qui jaillit sur son visage. Au point que son visage lui-même n’est plus que tombe. La chair n’est plus que pierre.

Mais il surplombe, il ne regarde pas les tombes, il ne regarde pas les pierres, il nous ignore, et il voyage ! Telle une « belle âme » romantique. La Mort danse auprès de lui, sur sa peau, et au creux de ses os, mais il semble l’ignorer. Nous pensons alors à Hegel, et nous nous permettons de citer un peu longuement ce passage si justement célèbre, marquant l’esprit et le cœur à jamais :

« La vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort et se préserve pure de la décrépitude, c’est au contraire celle qui la supporte. L’esprit n’acquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans la déchirure absolue, […] qu’en regardant le négatif [la mort] droit dans les yeux, en s’attardant chez lui. Ce séjour est la force magique qui convertit ce négatif en être [cette abstraction en vérité]. » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Préface).

Une autre œuvre de l’exposition nous aura laissé un souvenir indélébile. Il s’agit d’une gravure, Le jeune couple et la mort, de Rembrandt (1639). Un souriant jeune homme, élégamment coiffé d’une toque ornée d’une plume, conduit par la main une jeune femme à la tenue très recherchée, elle aussi coiffée d’un couvre-chef. Ces chapeaux à plume font à la fois figure d’attributs de la mondanité et de la fragilité de la vie. La jeune femme, que l’on envisage de dos, tient à la main une fleur, emblématique de l’amour et du sentiment de l’éphémère. Il pourrait s’agir d’un œillet, l’œillet rouge figurant le symbole de l’amour ardent. L’œillet du poète.

Comme dans La Promenade d’Albrecht Dürer, gravure dans laquelle la Mort brandissant un sablier se cache derrière un arbre pour ne pas être vue d’un jeune couple, les deux amants à l’attitude insouciante de la gravure de Rembrandt semblent ne pas se rendre compte de la présence de la Mort. Cette dernière a pris la forme d’un squelette surgissant de l’ombre et des profondeurs, qui tient un sablier dans la main droite et une faux sous le bras gauche. Au-dessus de la voute surmontant l’abîme d’où elle émerge, un cadre rectangulaire peut être interprété comme un miroir dans lequel les deux amants s’admirent, dans la mesure où l’on y devine le reflet de la plume fichée sur le chapeau de la jeune femme.

Cette gravure peut être considérée comme une mise en garde quant à la fragilité des plaisirs liés à l’amour et à la jeunesse, associant subtilement un érotisme discret à l’évocation de finitude. En choisissant la forme archaïque du squelette pour figurer la Mort faisant face à un couple, Rembrandt s’inscrit dans une tradition remontant à Hans Holbein, qui représenta, dans ses Simulacres de la mort, la Mort sous la forme d’un squelette ayant posé à terre un sablier et jouant du tambour devant un couple très apprêté.

A travers ce parcours philosophique et poétique de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Lyon, nous avons pu ressaisir la justesse et la profondeur des Maximes et des Pensées des philosophes dont la sagesse nous invite à l’humilité, à la conscience de notre vulnérabilité et à l’acceptation joyeuse de notre finitude ! La Mort, ne devant pas se laisser abattre ni soumettre, a encore de bons tours à nous jouer, et nous serions vraiment trop orgueilleux à vouloir déjouer son assaut final. Jouer aux échecs avec elle, à l’image du Chevalier de ce film superbe, Le 7ème Sceau ? Et reconnaître qu’elle nous fera Mat, quand bien même nous jouerions toutes nos pièces avec audace ! Jouer, mais reconnaître nos limites. Vivifier en nous le désir de rester humain, vulnérable. Aimer cette vulnérabilité, en faire une œuvre d’art. Et chanter infiniment avec Nietzsche « Amor Fati » !…

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(Photo c.c.o. Pixabay, Pexels)

Guillaume Dreidemie

Guillaume Dreidemie

Né à Lyon en 1993, Guillaume Dreidemie est professeur de philosophie. Conférencier à l'Université Pour Tous, au Collège International de Philosophie et au Musée des Beaux-Arts de Lyon, il collabore régulièrement avec la revue Matières à penser. Membre fondateur de la revue de poésie L'Écharde, il a publié un recueil de poèmes, Le Matin des Pierres, au printemps 2023 aux éditions La Rumeur libre. Ouvrage à paraître en novembre 2023 : Penser le monde. De Kant à aujourd'hui, éditions Kimé.

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    Un Commentaire

    • Laure-Anne dit :

      Beau moment de quête de sagesse que notre ami Montaigne n’aurait pas renié!
      D’ailleurs bien des natures mortes nous montrent bien le beau et le bon du vivant comme à chérir aussi…

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