(Dans le paragraphe précédent vous avez pu lire des manifestations à la fois d’extrémisme et de stupidité profonde manifestée par de la confiance aveugle, mais, nous y reviendrons…)
Je mange tout ce qu’il y a dans mon assiette. Même les crudités décoratives. Parfois, il m’arrive de terminer les assiettes de mes voisins, même si je ne les connais pas. Il s’avère que beaucoup de serveurs approuvent. Du coup on se plaint brièvement de gaspillage alimentaire entre convaincus, on se salue et se quitte sur un sourire. Mais la plupart des gens vous diront que c’est sale et crétin.
Je glane dans les poubelles aussi. Enfin, parfois dans les poubelles, mais pas toujours ; on peut glaner beaucoup et partout. Les gens vous diront certainement que ça aussi, c’est sale. Qualifier de déchet rend sale aussi promptement qu’adouber un homme en fait un chevalier. Parfois, je glane en portant le gilet de soie et de laine fuchsia de mon grand-père. Bon, soit, la vérité c’est que je porte plus souvent le beige que le fuchsia, mais j’aime bien le mot fuchsia (Une de mes très bonnes amies, elle, aime le mot gile. Anglaise, parfois elle dit djillète, parfois guillet, qui sonne comme Gillie, le nom de sa mère, et d’autres fois encore jilaye. Ça, c’est avec l’accent français.)
Après la séance de glanage, je vais souvent au café. Je serre la main des hommes Kabyles accoudés au comptoir, et puis de Samia. C’est une dame qui a des problèmes de santé ; elle aime bien écrire sur des petits bouts de papier qu’elle se glisse partout « la santé d’abord », au cas où elle oublierait. Ensuite, peut-être, je lirai mon Philosophie magazine, ou un livre de cuisine. Je ne cuisine jamais avec mais je les lis souvent. De A à Z. Sinon, il se peut que je dessine des plans ou des caricatures ou des gens ou de ce qui ne va pas dans le monde. Parfois, je pars me promener, loin. Il s’avère que beaucoup de gens ne connaissent du coin où ils travaillent que la boulangerie la plus proche, le parking et peut-être le chemin de la gare. C’est dommage, il y a beaucoup de choses à découvrir, même dans les endroits proclamés sans intérêt.
S’il n’y a pas de légende c’est peut-être simplement qu’elle reste à écrire.
Si la fenêtre est cassée, je la remplace. Si elle est sale à l’extérieur, je sors. Certes, je n’ai jamais vécu à Chicago. Si la maison a besoin d’être jointoyée, je m’y attelle avec mon père. Si des pièces récupérées ont besoin d’être ramenées au bercail, je les ramène. Même si c’est une pastèque. Même si elle pèse 7kg. (Heureusement, les pastèques ne paient pas le train.) Les trucs lourds, je les porte d’une dizaine de manières différentes sur le trajet. Le portage sur tête n’est pas une technique quasi-universelle pour rien…
Je porte une boucle d’oreille dépareillée d’un côté. C’est très pratique ; ça veut dire que je commence toujours avec une boucle de secours mais aussi que je peux glaner toutes les esseulées des autres. Eux ne peuvent pas les porter.
J’aime garder les choses longtemps. Ça semble souvent surprendre. Je n’ai pas très bien compris, mais je crois qu’on est censé perdre les trucs après un certain temps, ou quelque chose du genre.
Je n’aime pas les assiettes pleines de pâtes, mais j’adore le message derrière le livre « I love Gluten ». Je suis en guerre contre la surconsommation de sucre, mais j’adore m’adonner à la critique pâtissière. La vie ce n’est pas une affaire manichéenne.
Quand je parle, je parle. Quand j’écoute, j’écoute. Quand je fais, je fais. Ça pourrait sembler basique, mais il paraît que c’est alternatif. Souvent je parle, et j’écoute, et je fais.
J’aime prendre le temps. J’apprends beaucoup en prenant mon temps. La fois où j’ai passé une heure accroupie sur le sol de la cuisine à casser des noisettes glanées dans les rues du 20e avec un marteau, j’ai appris plein de choses assez indescriptibles par le biais du ressenti, depuis le lien entre le mouvement du bras et celui du reste du corps aux effets d’une intention sur un geste ; la simple attention focalisée d’arrêter son élan avant que l’outil et l’objet ne rentrent en contact peut se concrétiser par un cassage net à la place d’un rebond, narguant.
C’est comme d’ouvrir une noix de coco dans la rue ; ça se fait, la dame devant la poste me l’a prouvé ; mais il faut écouter. Écouter la noix, écouter son corps, écouter le coin de trottoir auquel on a peut-être recours. Écouter, ajuster. En deux coups, ça peut être bon.
Du glucose enveloppé dans du pétrole n’est pas la seule chose que l’on peut manger dans la rue…
Je suis souvent en retard. Mais il y a retard et retard. Celui qui concerne le temps de autres relève du respect ; celui qui concerne mon potentiel état d’anxiété et mon portefeuille ne relève que de moi. Et la vérité, qui s’est récemment révélée à moi, c’est que souvent, je m’en fiche un peu dans ce cas-là. C’est comme les fumeurs qui n’arrivent pas à arrêter parce que, au fond, ça ne les gêne pas tant que ça, de fumer. « S’en vouloir », ce n’est pas pareil que « vouloir changer ». Certains pensent peut-être que je n’ai aucun sens des priorités, mais moi je pense que c’est la société qui n’en a aucun.
En général, j’arrive à bon port. Si Dieu m’a donné des jambes, c’est peut-être pour que je coure.
(Je suis en train d’écrire depuis un bain. C’est génial que les stylos-plume puissent écrire à l’envers, merci la capillarité. J’ai appris ça grâce à C’est Pas Sorcier, il y a des années. C’était Fred, il était dans un tunnel, je ne sais plus pourquoi. Il ne semblait pas pourtant percevoir l’utilité de ce pouvoir magique, certes amusant. Moi ça m’aide bien. Sinon je ne pourrais pas écrire dans le bain.
D’habitude, je ne prends jamais de bain, mais ma mère en a fait couler un. Faut bien le rentabiliser. Lui et le temps qui va avec, au passage. C’est peut-être ça, d’ailleurs, un de mes problèmes, de vouloir trop rentabiliser le temps… Pourquoi juste se prélasser dans un bain alors que je pourrais y écrire ? Pourquoi partir avec cinq minutes d’avance si je peux bien les utiliser ? C’est très capitaliste, au fond. C’est ironique. Ou bien c’est beau ?
J’aime rentabiliser le thé froid, aussi. Pour cuire, c’est super. Pourquoi aller acheter des bouillons-cubes?)
Mes pieds sont forts aujourd’hui. Je peux bouger mes orteils comme je l’entends, je peux randonner en sandales dans la montagne ou bien courir pieds nus.
Un grave problème se pose, cependant: je ne mets pas de vernis.
Chère Juliette,
Non non rien de stupide, une vraie élégance du style, de la pensée, si délicate, respectueuse de la vie. Quel joli chemin ! Et merci.
Merci ☺️🤎