Le stade vélodrome de Marseille, boulevard Michelet.

 

Je vais au stade vélodrome de Marseille pour la première fois. J’ai huit ans. J’arrive avec mon père dans ce grand cocon ovale, coloré et bruyant. Un véritable choc émotionnel. J’adore cet endroit même si je suis un peu décontenancé par la piste cyclable qui donne un caractère particulier à ce terrain de football mais qui justifie l’appellation de vélodrome. A quoi sert-elle cette piste? Je n’ai jamais vu de courses cyclistes dans ce stade mais, lors de certains matchs, « à guichets fermés », les spectateurs surnuméraires occuperont, à contre emploi, ce plan incliné, effaçant du même coup la singularité géométrique du lieu.

Dans les années qui suivent, je vais quelquefois au vélodrome, comme on dit, avec mon père voir mon équipe fétiche, l’Olympique de Marseille. Le club ne brille pourtant pas à cette époque (fin des années cinquante) et je suis mélancolique à la fin des matchs, à cause des résultats de l’équipe à l’aune des fins d’après midi crépusculaires. Une sorte de vague à l’âme m’envahit au retour.

Au début de mon adolescence, les olympiens occupent même la dernière place du classement de ce qu’on appelle alors la première division mais il en faut plus pour que je cesse de m’intéresser à cette équipe et, un dimanche après midi, ils rencontrent le premier (le Racing, club parisien honni des supporters marseillais). C’est le pot de terre contre le pot de fer, dit-on, mais j’y crois alors dur comme fer. Contre toute attente les olympiens ouvrent le score. Le pire n’est donc pas toujours sûr ? J’exulte en symbiose avec la foule qui m’enveloppe de ses chants. Mais l’euphorie ne dure pas et le fatum sportif reprend ses droits de manière implacable. Le Racing va emporter le match haut la main, si l’on peut dire.

J’éprouve beaucoup d’émotions même si je les manifeste peu. Cela correspond à ma nature assez réservée contrairement à mon père qui s’exprime sans retenue. Cette exubérance excessive me gêne un peu mais finalement ne me déplait pas.

Voyons les choses de plus près :

S’il sait vanter les mérites des bons joueurs, ceux qui éclairent le jeu (un joueur sort du lot c’est Jean Jacques Marcel qu’on appelait « le flamboyant» et qui jouait en équipe de France), il apostrophe le plus souvent les joueurs de l’OM quand ils ne sont pas à la hauteur. Celui ci rate ses passes ? « C’est une chèvre ou une gamate[1] ».Celui là manque un pénalty ? « Il raterait une vache dans un couloir ». Tel autre joueur, peu fringant, est « aux pâquerettes ou dans les bégonias ».Ce parler populaire marseillais résonne familièrement et heureusement en moi.

Plus tard, l’horizon s’assombrit. Je suis troublé quand mon père, déçu par le résultat du match, s’en prend violemment au président du club. Un certain monsieur Zaraya. Il l’insulte. Il vend des cacahouètes, me dit-il, et se remplit les poches. Tout à coup, dans les tribunes, ce président, on le traite de juif. Un autre vélodrome se découvre alors avec le recul, le vel d’hiv n’est pas si loin, dans ces années 50. Mon père ne réagit pas. Approuve-t-il cette invective ? Vélodrame. Le lieu a perdu de son charme et de son innocence.

Sortons du vélodrome pour nous retrouver côté cour.

La cour c’est celle que l’on peut voir de la fenêtre notre appartement d’alors, rue Loubon. (On connaît ce lieu-dit !). Mon père, à la maison, nous appelle, ma mère et moi, « mes enfants » ! Ma mère, infantilisée, change d’espèce quand il l’affuble d’un sobriquet animalier, « la chèvre », sans doute parce qu’elle a des qualités de grimpeuse en randonnée et qu’il a du mal à suivre. Cela l’amuse et il m’embarque, malgré moi dans cette qualification saugrenue et misogyne. Moi, il me dégenre volontiers en m’appelant « ma fille », ce qui me met en rage. C’est sa façon d’être tendre, dit-il, mais je ne peux l’entendre de cette oreille. Pour manifester ma masculinité je fais le belliqueux à l’école mais, quand je lui raconte fièrement mes viriles bagarres et mes triomphes minuscules, il m’admoneste sévèrement et je ne sais plus sur quel pied danser, ni sur quelle musique.

Mon père a aussi, et c’est heureux, un coté jardin, un côté fleuri, celui du langage : il dit certains jours qu’il n’est pas « dans son assiette » reprenant une expression que je retrouve chez Montaigne (l’assiette du cavalier). Moi qui ne connais d’assiette qu’au moment des repas je m’en trouve intrigué et enchanté. Ce goût pour les expressions désuètes fait surface parfois dans les propos qu’il m’adresse: « arrête de faire la viole ».

Cette imprégnation et cette curiosité pour la langue française, je la retrouve aujourd’hui dans les papiers de ma mère décédée. Je lis une longue lettre que mon père lui a adressée. Elle ne comporte aucune faute d’orthographe, si ce n’est le vaguealame, qui semble l’envahir, écrit bizarrement en un seul mot et, de ce fait, mis en valeur poétiquement.

Le vélodrome ? Oui j’y suis à nouveau. Je me trouve sur la piste cyclable qui prend tout son sens puisque je suis sur mon vélo. J’ai fait plusieurs tours. Je vois mon père dans la tribune mais je n’entends plus ce qu’il dit…

 

[1] Une gamate en parler marseillais est une boite de conserve.

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    6 Commentaires

    • Dorio dit :

      Lecture faite, avec attention et plaisir des découvertes, j’ai d’abord réécris la partie sportive du texte pour moi. Même époque, mais autre lieu, autre sport, autre atmosphère. Pour le dire vite, le Stadium de Toulouse où se déroulaient toutes les finales de rugby à XV. Une immense fête à laquelle mon père me fit participer dès l’enfance. La dernière en ce qui me concerne se déroula après les événements de Mai 68. Elle avait été retardée, mais cette année là, nos têtes étaient ailleurs, le cœur n’y était plus.
      Je reviens maintenant sur la dernière image du Stade Vélodrome. Le narrateur fait un dernier tour de piste, redonnant sons sens, dit-il, au lieu : une piste cyclable. Pour un peu on dirait qu’il enfourche « le petit vélo au guidon chromé » de l’ami Perec. Mais la fête ici aussi est finie. Tout en reconnaissant ce côté jardin, langage fleuri du paternel, le côté cour ne fait pas dans la dentelle. Ce père dégenrant le fils, animalisant la mère, disparaît littéralement pendant ce dernier tour. Sa figure s’éloigne, ses paroles s’éteignent…e la nave va.

      • André Bellatorre dit :

        Un commentaire qui convoque Le rugby, Perec et Fellini cela ne peut que me plaire. J’ai apprécié aussi la focalisation sur la « dernière image » à laquelle je tiens mettant l’accent avec bonheur sur l’extinction des feux et la fin du jeu.

    • Dominique dit :

      L’influence du vélo sur l’état d’esprit le plus propice à l’acte de création, voilà une révélation qui fera date.
      Je pense à celles et ceux que la vie n’a pas dotés de ce petit vélo dans la tête et à ces quelques relectures qui s’imposeraient pour un commentaire plus averti. Merci André.

      • André Bellatorre dit :

        Je retiens cette image du « petit vélo dans la tête » Dominique. Merci pour ta bienveillance

    • Durante Alighieri dit :

      Quand le Vélodrome devient un dieu aux deux visages… Il est, côté clair, un Janus à la fois ovale et jovial (de Jovialis, Jupiter en latin, né sous le signe de la gaieté et du bonheur), exubérant comme sait l’être le père d’André ou flamboyant comme l’est la vedette locale Jean-Jacques Marcel. Mais, dans sa face sombre, il devient un Janus mélancolique et saturnien (comme ses après-midi de défaite qui donnent le vague à l’âme), carrément nauséeux (quand l’antisémitisme s’instille insidieusement dans l’esprit faible de supporters demeurés) voire crépusculaire dans le songe final aux accents dantesque et hOMérique : les formes oblongues du stade VélodrOMe deviennent les cercles concentriques de l’enfer dans lesquels le père semble vouer au châtiment des damnés : selon la loi du contrapasso imaginée par Dante (le supplice des pécheurs consiste dans le contraire de leur faute), le père, un bavard impénitent et misogyne, devient une OMbre mutique et se féminise, littérairement parlant, en mère d’Ulysse au RoyAUMe des Morts…

      • André Bellatorre dit :

        Merci pour cette interprétation dantesque qui éclaire obliquement le texte. Brillante lecture délirante à laquelle je ne peux que rendre hOMmage!

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