L’article précédent m’a renvoyée à quelques phrases de Montaigne (étonnant non). Je vous les livre, lecteurs et lectrices, pour saluer l’année qui vient.
Traiter de bonne foi
Montaigne n’ayant pas eu accès au monde merveilleux de l’intelligence artificielle, il n’a disposé pour penser que de sa petite raison humaine, dont il usa, l’inconscient, à des fins d’humanisme universaliste.
L’autre jour, sentant monter en moi une impuissante colère lors d’une « conversation » kafkaïenne avec le robot de mon stupidphone, censé m’aider à résoudre un problème que je lui avais soumis, ce bon vieux Michel trouva les mots pour m’apaiser.
« Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d’un maître si impétueux, mais aussi ma conscience. » (Essais III,8 De l’art de conférer)
Je l’avoue, j’ai la faiblesse d’y tenir, à mon jugement et à ma conscience. J’ai donc lâché l’affaire pour exposer plutôt mon problème à des êtres de chair et d’os et leur intelligence bêtement humaine a étonnamment suffi à le résoudre.
Laisse, lecteur, courir encore ce coup d’essai
Cancel culture sonne à mon sens comme un oxymore. La notion d’effacement, tellement anhistorique, me paraît contraire à celle de culture. Je ne mets pas sous ce mot seulement les productions culturelles, mais l’ensemble de ce phénomène humain qui consiste en un processus ininterrompu, dans le temps, dans l’espace, de dialogue et d’interaction des modes de vies, des œuvres, des personnes.
Montaigne quant à lui n’a pas la fibre cancellatrice. Il ne s’arroge aucun droit d’effacement sur quoi ou qui que ce soit, et pas même en ce qui le concerne. Témoin ce passage où, en notant un trait essentiel de son œuvre et de son caractère, c’est peut être bien le mouvement même de la culture qu’il définit.
« Laisse, lecteur, courir encore ce coup d’essai et ce troisième alongeail du reste des pièces de ma peinture. J’ajoute, mais je ne corrige pas.
Premièrement parce que celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu’il n’y ait plus de droit. Qu’il dise, s’il peut, mieux ailleurs (…)
Mon livre est toujours un. Sauf qu’à mesure qu’on se met à le renouveler afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vides, je me donne loi d’y attacher (comme ce n’est qu’une marquèterie mal jointe), quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. (…)
Secondement que, pour mon regard, je crains de perdre au change ; mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l’an mille cinq cents quatre vingts. Depuis d’un long trait de temps me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d’un pouce. Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? Je n’en puis rien dire. Il ferait beau être vieil si nous ne marchions que vers l’amendement.
C’est un mouvement d’ivrogne titubant, vertigineux, informe, ou des jonchets que l’air manie casuellement selon soi. » (Essais III,9 De la vanité)
Un général devoir d’humanité
L’effondrement écologique qui nous menace en effet, Montaigne ne pouvait certes pas l’imaginer dans son XVI°siècle. Cela ne l’empêche pas de dire tout simplement l’essentiel :
« Quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos grands privilèges, et avec combien de vraisemblance on nous les apparie, certes, j’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures.
Quand tout cela serait à dire (= resterait à débattre), si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres même et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, quelque obligation mutuelle.
Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature si puérile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête qu’il m’offre hors de saison ou qu’il me demande. » (Essais II,11 De la cruauté)
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