Retour vers le futur ?
Dans la présente et pléthorique production discographique, pourquoi ne pas s’accorder un retour de temps à autre vers des choses connues et aimées ?
Fabien Mary Quartet “Never let me go”
Si la recherche d’une musique enfuie anime certains d’entre nous, il ne semble pas que ce soit la nostalgie qui motive le trompettiste Fabien Mary. C’est simplement le goût d’une musique et d’une esthétique jugées à l’écart des modes et donc peu «actuelles». Le trompettiste écrit en référence à un jazz qui le conduit sur le versant bop et hard bop, ainsi que West Coast. Une technique brillante qui donne à ses partitions- il est arrangeur , compositeur, leader et sideman, fraîcheur et élégance. Sans jamais verser dans la brillance des suraigus et la seule virtuosité, sur certains thèmes, il entre sans éclat, avec une sonorité légèrement voilée sur l’émouvant “Never let me go” de Nat King Cole ou “I’ve never been in love before” que maîtrisait à merveille Chet Baker. On sera d’autant plus surpris qu’il choisit de reprendre ensuite non des tubes mais des thèmes racés de connaisseurs, « Ceora » de Lee Morgan, « I’m Glad There Is You » de Jimmy Dorsey ou ce poignant « Invitation » de B. Kaper. Peut-on même les appeler standards ces reprises singulières? C’est un répertoire joué pour le plaisir et c’est ainsi d’ailleurs que naquit sur le label Caramba la collection For Musicians Only, un soir de fin 2023 dans un club parisien pour enregistrer ce concert et le diffuser à un public plus large. “Avec Gael Rakotondrabe, Laurent Vernerey, Stéphane Chandelier, trois des musiciens français qui font de l’accompagnement un art majeur”. Pour mieux entendre Fabien.”dit le dossier de presse. Pas faux!
Peut être que le point commun avec les grands arrangeurs est de considérer le groupe comme un instrument et de créer une musique pour musiciens. Fabien Mary comme Pierre Antoine Badaroux et l’Umlaut Orchestra savent comment marier timbres et couleurs, tout à fait en mesure d’écrire une musique sur des tempos qu’ils sont capables de jouer, étoffant la complexité de leur écriture puisqu’ ils sont en mesure d’improviser!
Pierre Antoine Badaroux et l’Umlaut Chamber Orchestra : la Zodiac Suite
Autre exemple de perfection instrumentale et de phénoménale culture jazz avec la Zodiac Suite de Mary Lou Williams, pionnière du jazz à la très longue carrière. Il faut de l’opiniâtreté et le directeur de cet orchestre en a, pour creuser l’héritage d’un certain jazz plutôt connoté, avec la volonté de faire vivre un projet qui n’avait pas beaucoup d’équivalent en France du moins, jusqu’à présent car de telles initiatives se multiplient. Signe des temps?
Jusqu’ à aujourd’hui, il était imposssible d’entendre la Suite telle que la pianiste l’avait conçue : douze portraits selon leur signe zodiacal d’artistes du Cafe Society à Greenwich Village où Mary Lou Williams travailla quotidiennement après avoir quitté le très formateur orchestre d’Andy Kirk en 1942. Pierre-Antoine Badaroux, en fin limier, musicologue et arrangeur a recomposé la suite après écoute de tous les enregistrements possibles et déchiffrage des divers manuscrits. Les choix pour l’Umlaut (tempi, instrumentation, orchestration) soulignent l’hétérogénéité, le caractère protéiforme, unique et terriblement audacieux d’une artiste afro-américaine, autodidacte. Tous les mouvements de la suite n’ont en effet aucun lien formel entre eux, et pourtant à écouter ces douze petites pièces qui ne doivent pas atteindre 40mn, on a une impression de fluidité et de cohérence, emporté par un souffle continu.
Le travail de formations qui font resurgir ce que l’on n’attendait (et n’entendait) plus, commence à porter ses fruits. Une certaine évidence s’impose naturellement, on sort des écoles voire des chapelles stylistiques, on évite même de mentionner la nostalgie…
Csaba Palotaï Steve Argüelles Simon Drappier Sunako
Sans tomber dans une récupération étudiée de l’histoire du jazz, le guitariste hongrois Csaba Palotaï et le batteur britannique Steve Argüelles continuent et enregistrent en trio cette fois, avec un autre guitariste Français Simon Drappier sur le très actif label de Budapest BMC, sans casque, ensemble, en condition de totale improvisation. On laisse tourner les bandes sans trop d’ego, sans leader, loin de ce que l’on appelle un power trio.
Dix compositions aux titres mystérieux forment donc leur Sunako, prénom féminin japonais qui signifie “l’enfant des sables”: désorientés, on partirait alors sur une musique des espaces nomadiques du Niger avec “Aïr”, pas nécessairement arides induisant une transe douce accentuée par des boucles et autres effets électroniques . La boussole s’affole pour une errance guidée par ces thèmes répétitifs, le périple ne fait que commencer sur un tempo qui remue sur “Phosphore II” avant de replonger dans les brumes électr(oni)ques d’ “Henriette” ( là je donne ma langue aux chats) qui évoquent de loin Neil Young dans Dead Man puisque“Dark side” peut d’ailleurs être une autre traduction de Sunako.
On continue avec “Dalva” marmonné plus que chanté par Steve Argüelles, souvenir de Jim Harrison (déjà évoqué sur Fragile avec Papanosh) les cérémonies tribales de l’ouest américain, des galops au ralenti dans la prairie perdue. Après le chariot autre titre (« Buckboard »), leur piste “Trail” sera peut être la dernière. Les guitares recréent certaines images du genre ou plutôt les contournent en restant dans une même perspective, horizontale cette fois. Le trio impavide, au maintien hiératique, à la tignasse décoiffée artistiquement nous fait voyager immobile dans les blues sahariens d’autrefois d’Ali Farka Touré et les errances pionnières des Blue Dreams friselliens qui peuvent charmer ou lasser. A moins que l’on ne se laisse envelopper par ces guitares psychédéliques qui, sans la furia de certains groupes rock prog des années 70, ramènent pourtant irrésistiblement en arrière. Finalement le courant passe, suffit d’être en phase.
Sophie Chambon