Chers amis,

Houris, c’est le titre du roman de Kamel Daoud que Gallimard a eu le courage- et la solidité de reins- de publier. Ce livre est nécessaire et courageux, dont l’auteur subit une terrible cabbale en ce moment.

Le mot houris qui nomme les vierges du Paradis de l’Islam, désigne ici davantage les femmes algériennes en chair et en os, et même la petite à naître (ou ne pas naître?) que porte la narratrice, victime mutilée et amuïe de cette période noire. Il renvoie au sort qui leur est fait, car les hommes les excluent du champ du réel et de l’humanité dans une société violente où le patriarcat bigot a la main sur leur corps et leurs vies.

L »auteur du livre est traîné en justice dans son pays.

On l’accuse de violation des lois algériennes qui ont permis de mettre un terme aux massacres sur lesquels s’est achevée le XXème siècle en Algérie, en amnistiant les bourreaux et réduisant les victimes au silence. Ces lois ont fait l’économie d’aggiornamenti difficiles comme ceux qu’a faits le Rwanda après le génocide qui, au moins, aura été parlé, recensé, et, tant bien que mal, jugé.

Bien sûr, l’auteur critique ces lois qui ont remis en circulation les bourreaux sans qu’ils soient passés vraiment par la case prison. Il ose plaisanter sur le grand nombre de cuisiniers qui étaient au maquis, l’absence étonnante de bouchers égorgeurs. (Le sacrifice d’Isaac est exploré dans tout le livre.)

Mais parle-t-on de haute trahison pour un écrivain qui donne, en créateur indigné, et non en boutefeu, la parole aux victimes, niées pour prix d’une paix civile précaire et injuste ?

Quid de sa liberté de créer ? De dire le monde avec ses mots ?

Et quels sont les mais que s’autorisent ici ceux qui savent et pensent mieux ? Par quelles écailles sont ils aveuglés ? La culpabilité post coloniale ? Jusqu’à quand ? Le livre montre bien que les héros de l’indépendance, et leurs ennemis coloniaux battus, mais toujours comme à l’affut, servaient toujours à détourner l’attention des citoyens des incuries du régime et du pouvoir des théocrates, jamais loin des gros sous.

Mais aussi à occulter des horreurs que nul ennemi externe ne peut assumer.

Pas de méprise, que les peuples colonisés célèbrent leur libération et ses héros, et restent méfiants vis-à-vis des gros poissons, c’est légitime. Mais que cette hagiographie serve à absoudre des meurtriers de masse, c’est d’une violence terrible, et c’est ce que le livre montre, sans didactisme, par l’écriture.

Qui s’étonnera que, de ce côté de la Méditerranée, les alliés objectifs des bigots de tout crin se frottent les mains tous les jours un peu plus, tout en minimisant les déboires de l’auteur.

Voyons l’autre accusation aux prises de laquelle Daoud se trouvera s’il rentre en Algérie, celle de violation du secret professionnel.

Qui peut croire qu’une femme qui se plaint d’avoir eu sa vie personnelle dévoilée et exploitée par Daoud, se montre au grand jour et accuse sa psy d’indiscrétion tout en se désignant au public sur Tiktok et aux juges, sans avoir reçu quelque contrepartie ? Comme si les femmes égorgées ou rescapées d’égorgements n’étaient pas, hélas, assez nombreuses, pour que Daoud et d’autres aient recueilli, hors champ public, des témoignages … Moi aussi, j’ai eu l’occasion d’en entendre, ici, à demi-mot, sidérants soudain, en oblique d’une conversation.

Et puis ce livre est une fiction où l’imaginaire et le réel s’entremêlent, se déployant dans un dialogue entre la narratrice et l’enfant qu’elle porte, ou le soliloque d’un libraire hypermnésique. Tous les personnages que Daoud crée sont d’évidentes fictions : elles dansent avec la folie aux marges des carcans de règles insoutenables, ou avec la barbarie qui profite aux mâles dominants, mais toutes sont des créations fantastiques, hallucinées, bref, littéraires. Donc miroirs efficaces, mais non réalistes, du réel.

J’ai envie de dire à Daoud mon soutien et l’inviter à tenir bon, et aussi aux femmes algériennes, même si je ne suis personne, juste un soutien…d’humanité . Envie de vous inviter à acheter le livre pour que les courageux comme lui ou comme Boualem Sansal ne fondent pas comme neige au soleil.

Et pour la valeur du livre lui-même.

Car certes l’Algérie, ce n’est pas chez nous, ce n’est pas un pays puissant, on n’a pas à se mêler de ce qui s’y passe, mais cet épisode,  près de nous malgré tout par l’histoire, la géographie, et la sociographie, devrait alerter, et même inviter à être prêts à des résistances plus sérieuses et plus profondes en nous, que faire des barrages politiques de surface, du bric-à-brac aux élections, du show politique…

Car je sais que la peur est capable de faire de moi un ventre mou face à ce qui ne cesse de grandir tranquillement avec les outils d’IA et de réseaux, et nous rend sauvagement bêtes, c’est à dire pas humains…Ce soft power qui est brutal nous emmène comme moutons sous des jougs très indésirables.

Alors ce courrier est aussi pour espérer entendre vos voix me disant que je ne suis pas seule…

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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