La vie commence en rêvant de tuyaux…
Cher A.B,
Tout à fait captivée par votre analyse du Cluny Brown du maître Lubitsch, j’ai essayé en un premier temps de reprendre les traits saillants de votre lettre, non pour objecter mais pour tenter de retrouver les impressions qu’une mémoire lacunaire voulait bien laisser apparaître.
Belinski escroc professionnel ?
N’est ce pas le choix de Charles Boyer, qui souligne le caractère charmeur mais profiteur du personnage? Escroc mais pas trop? Un sacré filou en tous les cas. Mais tous les Français à Hollywood n’avaient-ils pas ce rôle attitré, après Maurice Chevallier qui ouvrit la voie dans le rôle de Danilo de la Veuve Joyeuse, de Lubitsch évidemment. Enfin tous les acteurs séduisants….pas le pauvre Dalio.
Déja dans Love Affair en 1939, le premier des deux mélos de Leo Mc Carey, Charles Boyer (Michel Marnet) était, avant d’être transformé par l’amour, un play-boy français qui se fait entretenir par une riche Américaine qu’il compte bien épouser. Voilà pourquoi il embarquait sur ce transatlantique, en partance pour New York!
Mais revenons à notre Belinski : d’une désinvolture insolente, il fait partie de cette galerie de personnages qui gravitent dans les hautes sphères. Chez Lubitsch, pas vraiment de pauvres, des riches, et même très riches et des aventurier(e)s qui en profitent pour les voler, des amateurs de luxe qui savent le rechercher (Myriam Hopkins et Frederic March dans Trouble in Paradise, que vous citiez). La domesticité observe sans intervenir.
Satire des moeurs, vaudeville mondain, comédie de quiproquos où la mise en scène est affaire de langage. Quelle vivacité des dialogues dans ce Cluny Brown loufoque. Je garde la célèbre réplique nonsensique “Donner des écureuils aux noix?” Merci, j’avais complètement oublié cette remarque, ne me concentrant que sur l’amour de Cluny immodéré pour les tuyaux et les réflexions scabreuses qui passent très bien dans sa bouche. C’est que Cluny, que je qualifierai volontiers de “loony”, adore mettre ses mains “dans le cambouis”. “Brown” certes fait penser à “clown”, vous l’avez finement suggéré, mais aussi à “sale”, comme cette eau sale des éviers bouchés, image tout à fait étonnante du début du film. Je m’étais focalisée sur une plombière thérapeute, quelque peu gastro-entérologue, car tout est toujours affaire de tuyauterie chez l’humain. Je suis sûre que Cluny aurait également adorer ramper dans les boyaux de spéléologues… mais ceci aurait été un autre film.
Cluny tape donc sur les tuyaux comme d’autres sur les bambous, “bang bang bang” et fait une drôle de musique, se délectant du gargouillis des tuyaux. Cet appel est irrésistible et amuse Belinski qui n’aime pas le chant du rossignol sous ses fenêtres. Pourquoi ? Je ne me souvenais pas non plus de cette détestation : quand on évoque le « rossignol », on peut penser à Shakespeare, que cite doctement le professeur devant ses hôtes anglais, très incultes; mais aussi à la Castafiore, le rossignol milanais ou à Jeanette MacDonald, la Veuve joyeuse, dans une de ses Love Parade.
Quant à la situation tragique, Lubitsch a situé le film juste avant 1939, alors que le film date de l’après-guerre. Un monde bien fini dans une Angleterre préservée, de caste, avec « masters and servants »…. Quelque chose des Vestiges du jour.
Je m’arrête à court d’ inspiration… Mais au fait, pourquoi Belinski est-il Tchèque? Alors que To be or not to be, le vrai film résistant se passe à Varsovie ? Et que The Shop around the Corner est situé à Budapest.
Mystère…J’abandonne les recherches mais vous m’avez convaincue et je me décide à revoir le film.
A SUIVRE
Cluny Brown (La Folle Ingénue) bande annonce vo – YouTube
Cher A.B, ou plus exactement C.B,
Je reviens vers vous, pour me confondre en excuses. Je vous ai atrocement mal jugé, mon souvenir vous affectait un rôle pour le moins ambigu. Quant à la pauvre Jennifer Jones, passant beaucoup de temps avec votre délicieux Belinski, je l’oubliais quelque peu, tant elle restait pour moi la sauvageonne indomptable, la Pearl du Duel in the Sun et non cette avenante soubrette, un peu nunuche…
En fait, ce film, qui est le dernier dont Lubitsch a entièrement assuré la réalisation, est une histoire d’amour, tout simplement. Un coup de foudre non déclaré. Une histoire d’exilés, qui cherchent à se faire une place (au soleil) et ne la trouvent pas à Hollywood où ils ont tenté de s’intégrer ou en Angleterre où se réfugie, en 1938, le professeur Belinski, chassé par les menaces de guerre imminente. On en oublierait que Cluny est Anglaise…
Elle est toujours là où il ne faut pas, elle est “ailleurs”, elle avoue ne pas se sentir à l’aise au Ritz, et cela vous plaît. Elle est envahissante, trop spontanée : “On ne peut pas faire de bêtises et avoir une place dans la vie”.
Cluny et vous, enfin votre personnage ne sont pas “fréquentables”, ils sont donc faits pour s’entendre…
Certes, vous jouez un Belinski qui n’est pas embarrassé par les convenances, il se sert dès qu’il peut. Il vit sans entraves, en roue libre, ne possède rien, ni argent ni logis. Mais il est adorable dans le fond et tellement humain.
Noémie Lvovsky se souviendra de vous dans sa jolie comédie Faut que ça danse! Cette cinéaste cinéphile, brillante et maligne, de la fin du XXème, qui vous aurait plu, donnera ce nom au personnage de vieillard quelque peu égoïste, souvent insupportable, mais tellement vivant (le formidable Marielle) qui ne pense qu’à tomber encore amoureux et à faire des claquettes comme Fred Astaire.
Quant aux histoires de désir et de sexe qui forment l’essentiel de l’intrigue, pas très ténue, elles se glissent dans les sous-entendus, les suggestions, le sens de l’ellipse cher à Lubitsch qui adore ouvrir et fermer des portes pour se sauver d’une situation.
Le jeu décalé de Jennifer Jones, tout en finesse, est remarquable et elle est parfaitement à l’aise dans cette première comédie . Elle a trouvé son emploi : sa Cluny pleine de vie, souriante, mais si naïve, est incapable de réfréner les pulsions, les bouleversements qu’elle ressent. La psychanalyse a fait son entrée à Hollywood, et la plomberie comme retour du refoulé…Cluny ne maîtrise rien dans sa vie, ne résistant jamais à l’appel des tuyaux. Patiemment, vous allez faire son éducation et la laisser venir à vous. L’amour fera le reste, formule consacrée.
Lubitsch rend intelligent car ce que les personnages ne comprennent pas, sa caméra nous le montre ; Belinski est le seul qui a tout compris dès le début et qui manipule les autres caractères. Vous arrangez les affaires de tout le monde, de ce pauvre crétin de Peter Lawford (qu’il me pardonne, j’ai oublié son nom de scène) et de l’intelligente Betty Cream, plutôt inhumaine. Rien d’une crème.
Cher Charles Boyer, vous êtes très attachant dans ce film, vous n’endossez plus l’habit de “latin lover” aux yeux de velours, de vos débuts américains; transplanté, vous aussi, vous avez fabriqué cette “image” pas toujours satisfaisante. Ce serait oublier que vous êtes un comédien de talent, élégant, minutieux à figurer la composition exacte de vos bons rôles. Vous y parvenez à la perfection comme dans ce délicieux Cluny Brown, ou un peu plus tard, dans le Madame De… d’Ophüls. Ou même dans le terrible Gas Light.
Je ne vous oublie pas.
Un bel éclairage sur le film, chère Sophie, où votre culture cinéphilique fait mouche. On a droit aussi à un « bonus » à travers cette lettre adressée à Charles Boyer; du coup, on envisage le film sous un autre angle. Il est vrai que je l’avais un peu négligé, cet acteur, dans ma lettre me cantonnant exclusivement à son personnage. Heureusement vous vous livrez à une « réparation » (moderne Cluny?) tout à fait concluante. Cet acteur aujourd’hui un peu oublié le méritait. J’espère que vous donnerez suite à cette inauguration en écrivant à nouveau sur le cinéma. C’est un vrai plaisir de vous lire…
Merci André mais ce déclic, je le dois à ces lettres qui plongent au cœur de films aimés, qui permettent d’y revenir et de réfléchir. Je m’ étais régalée avec celle sur Laura qui mériterait des réponses et peut-être une approche philosophique et/ou psychanalytique. Ariane?
Très heureuse d’avoir pu faire revivre notre Charles Boyer ( il avait gardé son nom, je pense). Il faudrait revoir Liliom de Lang où il est saisissant . Je m’ en souviens très peu mais je recommande de la même année « Le bonheur » de L’herbier, attention un vrai mélo tiré d’une pièce de théâtre de l’auteur de Mélo justement.
Bref….on a de quoi faire en attendant que les cinés reprennent…
Merci à AB et SC de m’avoir fait découvrir – et déguster- ce petit bijou jusqu’alors inconnu de moi, ma seule frustration c’est qu’aucune des autres références de film ne sonne de cloche dans ma mémoire qui n’a pas vu grand-chose, et en a retenu moins encore… de quoi donner envie en tous cas de retourner dans ces vieux placards à noir et blanc qui font bâiller la plupart des spectateurs contemporains moyens rien que d’en entendre parler : il convient que certains, comme vous, leur rappellent ou leur montrent que la clé des grandes peintures, c’est l’oeuvre graphique du peintre.