« Choses, qu’est-ce qui vous prend ? » Ponge
Qu’est-ce qui vous prend, morceaux de ville trimballés jusque devant ma porte, morceaux de vie arrachés ou perdus, sacs de courses sans courses, chaussettes décrochées des balcons, peluche échappée de la main minuscule d’un enfant soulevé de terre, arrimé au sol par une main arrimée d’amour à la sienne, bouteilles d’eau jetées par des touristes mal léchés, desséchés par leur grimpette sur les cimes de la cité, à notre-dame-qu’il-pleuve-ou-qu’il-tonne, à notre-dame-là-haut-d’où-l’on-peut-tout-voir, lettres perdues par le facteur ou jetées par leur destinataire : périmées, les factures, et les paroles d’amour ; périmés, les avis de vider les lieux, périmés, les destinataires ? Qu’est-ce qui vous prend, morceaux de vie palpitants, et sales comme tout ce qui est arraché, à son insu, à la vie qui veut aller et va comme elle peut ?
Quelle est cette colonne aveugle, rafale batailleuse de monstres sans visages, pleine d’air acéré et trop bleue, mais aveuglante de terre et de poussière, qui nous transit, sic transit gloria mundi, quelle est cette pureté bleu dur de la mer au port, où les mouettes se laissent flotter faute de pouvoir tenir leur vol, y trouvant la chaleur d’œuf, sans rage, de l’eau bien rangée dans l’anse? Quel est ce bleu lisse du ciel comme un rasoir de glace, quels sont ces yeux qui vous traversent comme une vitre vers quel espoir au-delà de vous ? Quelle est cette couleur de la mer au large, outremer, presque noire, cinglée de blanc à petites lichettes comme de gin une ivrogne mondaine, presque offensante quand les plages sont bistre et que les îles s’absentent dans le gris de vieux dieux sous la brumisation des vagues ?
Quels morceaux de ma vie emportés ou retournés dans ma chair par le coup de couteau du mistral, sacrifice purificateur ou dissection minutieuse de mes muscles et de mes nerfs, pour quelle recomposition du puzzle ?
Oui, seigneur vent, grand saigneur de lèvres, grand ouvreur de gerçures, tu balances, brutal comme un titan frustré, un grand coup de lance homérique dans les poumons de la passante, tout cet air chargé, sifflement de sang dans toute cette apnée ; le corps trop léger soudain ne peut plus marcher, se sent feuille morte, cherche en vain à rester vertical, bipède, humain, debout, mais s’agrippe aux murs, aux poteaux déjà tordus par d’anciens tiens efforts, maître du Sud venu du Nord, stationnement interdit, mistral.
Pourtant de ce froid souffrant que tu injectes, immoral, de cette saleté qui s’insinue et vient remuer la nôtre, un grand débarras se fait, en bourrasque, un débarras déracineur, un débarras d’arracheur de dents, qui fait la peau au léger, au fragile ; à tout ce qui, comme la joie, ne donne pas prise à la soupesée.
Enfin, un jour, ça s’arrête, on balaie le balcon, on espère que de tous ces riens envolés, dégagés si loin si loin de la douleur pétrifiée, quelques graines effrontément paisibles se recueilleront dans un autre coin de terre, qui sait pour qui, prière de vivre, si ce n’est floraison.
Un texte magi-Mistral !
Merci !
Très, très beau texte. Plein de souffle !
Comme ce poème en prose éolienne diffère des jérémiades pouètiques autocentrées et téléréalistes! C’est un sacré coup de vent qui swingue et aère la trachée mentale. Merci pour cette rafale prosodique et rythmique.
Grand merci à vous ! Vos propos m’encouragent à continuer à suivre mes propres nécessités, mes propres courants d’air, qui ne vont guère s’engouffrer dans les trompettes de la renommée…Et merci aussi de suivre fragile-revue où tant de productions sont nourrissantes et/ou prêtent à dialogue!
On ne saurait mieux dire que les précédents commentaires.
Si l’on comprend mieux à te lire pourquoi le mistral était » l’une des plaies provençales »,
cependant, peut enfin se déployer un horizon lavé de tout soupçon. On reste saisi, pleins de gratitude devant l’azur moins tragique, qui enlève les bleus à l’âme (sous lame!). Le souffle est dégagé, porte quand il ne courbe point et on peut se réjouir dun pays redevenu clair ôtant son manteau d’ombres…
Merci beaucoup, ton texte me fait retrouver Marseille, et son mistral gagnant…
Il me semble que beaucoup est dit, sinon tout, dans les commentaires précédents.
En tout cas, en lisant, je te voyais accrochée à la balustrade du balcon de ta cuisine, telle l’héroïne du « Titanic » offrant tout son corps à la
puissance de ce dieu appelé » Mistral « , unique par sa force dans notre cité.
Un ravageur de tout sur son passage devenant danger pour celui qui s’aventure dans ses tourbillons.
Un souvenir encore présent dans mon esprit en repensant à ma maison d’antan.
Te souviens tu? Sur la colline de la Bonne Mère.
Pardon aux non-marseillais pour mon chauvinisme!
CETTE ÉCRITURE QUI VOUS PREND
Qui sait pour qui ? Qui sait pourquoi ?
Lisant et relisant la rafale batailleuse des monstres sans visages, logorrhée de la Covid cachée sous Saint Mistral, ce froid souffrant que tu injectes, comme un piqûre de rappel sur cette « cochonnerie d’écriture » que proclamait Artaud le Momo, qui cependant après ses manifestes voués au théâtre de la Cruauté, demandait que l’on voulût bien ensemble et si fragile que l’on fût, « guérir la vie. »
(fleurs absentes du bouquet de ce texte et qui pourtant l’ont traversé : théâtre de la Criée, semaisons, floraisons, mouettes, Vieux Port, lamento della Ninfa)
nb les italiques reprenant les citations du texte souche de Laure-Anne, ont été « mangées » par le copié/collé.
il faut donc lire « la rafale batailleuse des monstres sans visages », « ce froid soufflant que tu injectes ».
Comme pour le texte à propos de la neige, celui du vent nous ramène à un vécu, et les mots finement brodés nous transportent vers le souvenir,