Lettre de Françoise à sa fille Marguerite, personnages de Marcel Proust (Albertine disparue)
Je t’écris grâce au maitre d’hôtel de Balbec qui a eu la gentillesse d’arranger mes paroles et de me corriger quand je me trompe. Je lui dicte cette lettre. Il est de passage à Paris et s’est proposé de me rendre ce service. Il me doit bien ça, il le sait car il me pique en me racontant des horreurs sur la fermeture des églises, la déportation des curés et sur la guerre qui s’annonce. Il me lit les journaux mais je sais qu’il invente des passages pour me faire peur. Plusieurs fois j’ai failli mourir, Sainte marie des anges, quand il parle des atrocités qui vont être commises par les boches sur nos petits soldats. En plus, il est bavard et parfois il me fatigue, oui, patipatali et patipatala (comme tu dis toujours). Je le vois qui fronce les sourcils en écrivant mais je l’oblige à tout écrire, il m’a assez martyrisé.
Je t’envoie cette lettre puisque tu es retournée à Combray pour un laps de temps important. Je veux te raconter ce qui s’est passé dans la maison. Madame dirait peut être que je me prends pour la Marquise de Sévigné. Tu sais bien qu’elle lisait les lettres de la marquise à monsieur Marcel quand il était petit. Il adorait ça et moi aussi. J’écoutais aux portes. Je me rappelle le début d’une de ses lectures, celle que je préfère : « je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse (…) Donnes tu ta langue aux chiens ? ». Eh bien, je me trouve dans la même situation que la Marquise. J’ai une nouvelle à t’annoncer et tu ne t’y attends pas. Voilà : en un mot mademoiselle Albertine est partie, ce matin. Elle est venue me voir sans prévenir et m’a demandé ses malles. Elle a emballé tous ses peignoirs et ses sauts de lit, elle a écrit une lettre à monsieur Marcel en me demandant de la lui remettre et elle a disparu. Bon vent !
Tu sais que, depuis que le père et la mère de Monsieur voyagent, il a fait venir à la maison cette demoiselle dont je t’ai déjà parlé. Il est très jaloux et la tient prisonnière. Mais voilà, l’oiseau s’est envolé. Il essaie de me faire croire qu’elle va revenir rapidement mais je ne suis pas sa dupe. Je sais bien qu’il est pas près de la revoir, qu’elle va le faire mariner, qu’il peut l’attendre à perpète sa demoiselle pour employer une de tes expressions. Tu me diras si je l’emploie comme il faut.
Je lui avais dit, à monsieur, que ce n’était pas une femme pour lui, qu’elle n’était pas de son rang, qu’elle avait mauvais genre : un garçon manqué à sortir à n’importe quelle heure. Quand il la gardait chez lui, on peut se demander ce qu’elle faisait sur le balcon à parler ou à échanger des signes avec des personnes pas fréquentables comme cette Andrée avec qui elle dansait de façon bien cavalière au petit Casino près de Balbec. Elles se collaient l’une à l’autre et éclataient de rire. C’est pas bien propre tout ça. Quant à sa façon de parler, elle ne me va pas du tout. Tu sais ce qui lui a échappé l’autre jour ? Elle a parlé à monsieur de certaines femmes qui se faisaient « casser le pot ». Parce que sans doute c’est une façon de s’exprimer pour une jeune fille ? Comme dit la voisine ce sont des expressions qu’on trouve dans les pissetières !
Comment monsieur peut il supporter cela ? Il la couvre de cadeaux mais elle ne lui a jamais fait le plus petit présent. C’est vrai qu’elle est pauvre mais ça n’est pas une excuse. On sait pourquoi elle le fréquente monsieur Marcel c’est pour son argent vu qu’elle est orpheline et que, d’après sa tante qui l’a recueillie, elle est immariable. Son départ c’est de la tactique, un stratagème d’enverjure pour mener monsieur par le bout du nez et le pousser à l’épouser. C’est une fourbe, une enjôleuse !
Quand j’ai annoncé la nouvelle à monsieur il était en nage mais il faisait comme si de rien n’était. Je lui ai dit le fond de ma pensée. Lui, il fait semblant de croire que c’est parce qu’elle me donne un surcroit de travail que je ne l’aime pas mais tu sais bien toi que c’est parce qu’elle lui fait des chagrins à monsieur. C’est vrai qu’une fois il m’a fait lui porter de toute urgence un mot au Trocadéro avec pour mission de ramener la brebis égarée mais pour lui je ne compte pas ma peine. Je sais que tu n’aimes pas beaucoup monsieur et qu’il te le rend bien mais tu peux me croire il est à plaindre, avec son asthme en plus, ça n’est pas bon pour lui cette histoire. Enfin c’est surtout la colère qui l’emporte contre cette demoiselle que quelqu’un a justement appelé libertine. C’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd ! Madame Albertine, la libertine, ça lui va bien. Je suis à cran mais à cette heure je sais que la fille de cuisine va encore faire des manières pour vider le sang du lapin. Je te laisse, je vais m’occuper de la donzelle. Elle va être ensanglantée la petite, crois moi, ça me passera les nerfs. Sainte vierge, elle va trinquer pour madame l’échappée et pour les boches.
Donne moi des nouvelles du pays, il me manque toujours.
Ce maitre d’hôtel est vraiment bien inspiré. On s’y croirait !
Patipatali patipatala.
Ta lettre, veuille m’en excuser, m’a tant fait rire, que j’ai dû, incontinent, courir aux pissetières.
La prisonnière s’est échappée ? La belle affaire !
De toutes les manières, elle était « immariable », non ? selon sa tante, et selon Marcel, Mme Bontemps aurait ajouté, comme pour appuyer son propos : -« La petite masque, elle est rusée comme un singe ! »
Une formule pareille ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval.
De même, maintenant que tu m’as mis la puce à l’oreille j’y repense, relisant le passage où Monsieur apprend à demi réveillé, de la bouche de Françoise, qui a peur de se faire disputer, le départ précipité d’Albertine :
« J’ai eu beau la catéchismer, lui dire d’attendre, elle n’a pas voulu et à neuf heures elle est partie. »
Patipatala patipatali.
Merci Jean Jacques pour ton humour et ce savoureux rebond parodique qui convoque heureusement les expressions de Françoise et s’essaie à d’autres formulations très réussies.
Oui, lettre réussie ! Remarquons que dans Le Temps retrouvé (Bibliothèque de la Pléiade), la forme employée par Françoise est, selon le narrateur, « et patatipatali et patatatipatala » (p.749). Le deuxième mot est donc plus redondant que le premier.
Oui rappel opportun Pierre , ma Françoise était sans doute influencée par l’onomatopée célèbre « et patati et patata » à moins qu’il ne s’agisse d’ un coup du maître d’hôtel de Balbec, il en est capable…
Très drôle et régalant, et on s’y croirait. La bonne Françoise écoutait donc aux portes!!! tss tsss…..la vilaine vieille nitouche ! Petit voyeurisme ou écoutisme bien digne de son cher Monsieur.
La bonne Françoise n’était donc pas si bonne. Oui elle se donne des petits plaisirs (le dernier avec la fille de cuisine étant un peu sadique) et essaie peut être de plaire à sa fille en imitant son langage et en lui révélant des « scoop ».
L’ attente de cette lettre, vraiment la dernière? fut suffisamment longue pour qu’elle soit comme une douceur, prétexte à déguster à l’ heure du thé .
Distillant un plaisir renouvelé et inattendu, à la lecture de cette nouvelle capitale: « »Albertine est partie ».
Comment? « La jeune fille en fleurs »de Balbec, un temps prisonnière et désormais fugitive, échappe encore. On n’ est jamais sûr de la vérité, surtout avec le portrait savoureux, arrangé de main de maître par ce Désiré (guitrien), qui a su se placer du côté de « la » Françoise.
Albertine disparue…L’ enquête peut alors commencer …dans une autre lettre??
On espère!
Ravi que cette lettre prenne elliptiquement pour toi Sophie la forme d’une madeleine.
L’allusion à cette pièce/ film de Guitry est assez surprenante mais elle fonctionne très bien. Bravo.
Bon alors là, Marcel a perdu A, mais moi je suis perdue (c’était pas Désirée, un film avec Arletty? ou quel autre?) avec l’allusion ciné ! Désiré est-il le clone de Jupien?
Raison de plus pour proposer quelques apostilles, paperolles, ou extension de la correspondance avec le cinéma : Proust aurait eu largement le temps de se faire une toile, pendant tout ce temps qu’il a perdu, non?