Dans la partie I du livre (cf plan article précédent) on repère un intrus. L’amour est le seul de la liste non connoté négativement. Que vient-il donc faire dans cette galère ?
Le propos n’est pas une morale idéaliste mais une éthique du bonheur. Il ne s’agit pas de décréter ce qui est « bien » ou « mal », mais de regarder comment les passions font du bien ou du mal. Or dans la liste l’amour est le seul capable des deux effets. Non pas essentiellement poison comme les autres passions envisagées, mais tantôt poison tantôt remède selon l’usage qu’on en a.
C’est pourquoi Germaine a senti qu’il fallait justifier sa place dans sa liste, d’où la Note qu’il faut lire avant le chap De l’amour.
« Tout le monde croit avoir eu de l’amour, et presque tout le monde se trompe en le croyant ; les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par conséquent moins rares que celle-là ; car elle est celle où entre le moins d’égoïsme. »
On va lui laisser la responsabilité de cette affirmation. Quoique. Si l’amour est la passion où entre le moins d’égoïsme, qui peut dire sincèrement qu’il a vraiment aimé ?
La définition de l’amour comme contraire de l’égoïsme m’évoque surtout la conception freudienne de la dynamique psychique : elle se joue dans la tension entre pulsions d’auto-conservation et pulsions libidinales.
Pour schématiser, disons que la libido travaille à investir le territoire occupé par le souci de soi (d’abord angoisse primitive devant le monde-non-soi puis de là narcissisme) pour y faire entrer l’intérêt pour l’autre, le goût des autres.
Dans Malaise dans la culture, Freud considère que la libido est ainsi, de proche en proche si l’on peut dire, une force d’association, qui permet d’initier la construction d’ensembles de plus en plus vastes.*
On peut donc dire que l’amour a d’emblée un rapport avec le fait politique au sens large. Ce qui donne raison à la perspective staëlienne qui lie fermement les niveaux individuel et collectif des passions.
Elle poursuit en signalant les confusions possibles sur la définition de l’amour, avec des exemples littéraires, des Anciens jusqu’à Goethe ou Rousseau.
Par rapport aux autres affections du cœur, poursuit-elle « L’amour seul nous est représenté, tantôt sous les traits les plus grossiers, tantôt comme tellement inséparable ou de la volupté, ou de la frénésie, que c’est un tableau plutôt qu’un sentiment, une maladie plutôt qu’une passion de l’âme. »
Germaine de Staël, on le sait, a eu une vie amoureuse aussi intense que sa vie littéraire et politique. Comme en politique, elle a tenté de la vivre en associant l’engagement et la lucidité (ne s’aveuglant ni sur ses défauts ni sur ceux de ses maris et amants).
En fait elle a synthétisé en théorie comme en pratique les trois composantes de l’amour repérées depuis Platon : éros (amour sensuel, passion au sens courant), agapê (amour oblatif où entre le moins d’égoïsme), et philia (amour-amitié, compagnonnage, collaboration). Une philia qui serait peut être le plus exact opposé de l’esprit de parti.
Mais pour l’heure l’amour attendra.
Car la prochaine fois on commence au début, chap 1 et 2 de son plan, qui traitent de passions où, en fait d’égoïsme, il en entre un maximum.
*Tu te souviens qui sait, ô hypothétique lecteur-trice, qu’il voit aussi en l’amour un détour pour satisfaire son narcissisme (cf ma série précédente 10/14). Le miracle de l’amour est sans doute que ce contournement réussit parfois à échouer …
Crédit image : Gallica (gravure de Laugier d’après la peinture de Gérard)
N’avez-vous point, chère subtile, sous autorité de Herr Sigmund, opéré une équivalence discrète entre amour et libido, cette libido qui, comme force d’association et d’autoconservation, a part à l’amour, mais n’en dit pas le dernier mot ?
D’ailleurs, en tant que telle la libido est aussi du côté des autres passions et même des ressources contre la passion…
Sur quelle ligne de crête se trouverait alors la désirable union des 3 amours grecs, qui sont même 4, si on compte la storgé, la tendresse, l’affection, associée normalement à des liens familiaux proches, familiaux ou conjugaux….un des sens dérivés du verbe associé, stergein, est pardonner, refaire lien… bien sûr on voit bien là le lien avec le fait politique, avec les structures sociales, pour le coup, mais qu’en est-il des autres composantes, qui bien plutôt, me semblent protéger du fait politique et des passions même qu’il exhibe ?
Mais je n’ai sans doute toujours pas bien tout assimilé mon petit livre rose de la libido freudienne, et je compte sur vous pour continuer à m’éclairer patiemment…
Petit livre rose, très joli ! Sinon oui, bien vu, il y a du flou dans mes propos. Lié aux fluctuations de Freud lui-même (dont je fais alibi pour ma paresse ?) Allez j’essaie de préciser.
On peut d’abord se reporter à l’entrée 6/14 de la précédente série Foules sentimentales sur ce « concept miracle ». En particulier ces mots de Sigmund « Nous désignons par libido l’énergie (…) de ces pulsions qui ont affaire avec tout ce que nous résumons sous le nom d’amour ».
Je repars du mot énergie pour apporter un autre axe de précision, celui dit des « 3 points du vue ».
Si l’on métaphorise le psychisme comme un appareil (un moteur par ex) :
-son schéma donne le point de vue « topique » : ça/moi/surmoi et cs/pcs/ics (cf tjrs dans la précédente série 1/14)
-son mode de fonctionnement donne le point de vue « dynamique », qui caractérise le jeu des différentes forces en présence (tension refoulé/retour du refoulé, censure, conflits et compromis névrotiques etc.)
-le carburant de l’appareil donne le point de vue « énergétique ».
La libido est ainsi l’énergie positive du moteur humain, qui alimente le déplacement vers « de l’autre » (comme dit Lacan). Y compris sous la forme secondaire (énergie moins brute et plus raffinée) de la sublimation, qui la reconvertit en créations artistiques, intellectuelles, en actions de toutes sortes, car elle nourrit le lien social qui les nécessite.
D’emblée Sigmund pose en regard une énergie contraire, pour tenter de rendre compte de la conflictualité (bruyante ou latente) qui caractérise la névrose. Ce sera d’abord la « pulsion d’auto-conservation », qu’il nommera aussi « libido narcissique » (une libido en boucle de rétroaction en quelque sorte). Puis, à partir de 1920, il avancera en complément le concept de « pulsion de mort ». Celle-ci, plus qu’une énergie contraire, est plutôt un principe de déperdition d’énergie, un phénomène d’entropie.
Mais, d’emblée aussi, il avoue l’impossibilité pratique (et s’interroge même sur le bien-fondé) de dissocier les deux dans le psychisme et dans le comportement (disons l’éthique) humains. C’est pourquoi la perspective décisive, opératoire, de la psychanalyse en mode freudien est avant tout le point de vue dynamique : repérage, analyse et (éventuellement …) résolution des conflits névrotiques, à tout le moins leur « domestication ».
Point de vue dynamique, ouf on y arrive, qui est aussi celui de Germaine, dans son analyse des dégâts des passions et de leurs parades possibles.
Bon, pour les accro, je signale aussi l’article de Freud « Psychanalyse et théorie de la libido » (1923). Une somme mais qui peut assommer par sa longueur …