1. ALMA THISSIM, archéologue dans l’ancienne cité de Kinra

Journal de fouilles (18XX-19XX), extraits choisis par Axel Sourisseau

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5 août 18XX

  • Je relevais les inscriptions gravées sur la façade du mausolée de l’impératrice Tamara I lorsque Nori est arrivé avec une épaisse lettre – depuis deux semaines, je lui verse un salaire, ainsi qu’à Iris, afin de me seconder dans les tâches quotidiennes. J’ai quitté ma corniche et à peine avais-je saisi l’enveloppe fermée du sceau du Ministère, qu’un mauvais pressentiment m’a contrainte. Choisissant de ne pas l’ouvrir en cette journée faste, j’ai demandé à mon jeune ami de déposer le pli à la Maison de fouilles. Nori m’a regardée étrangement, ne saisissant pas ma réserve. Comment l’aurait-il pu ? […]

J’ai longuement étudié ce mausolée, qui témoigne d’un culte nouveau sous la dynastie Tamarade. En effet, la première reine du nom a gouverné sous la dynastie Kénaride, de 151 à 164 ap. un, soit plus d’un siècle auparavant. Elle fut d’ailleurs surnommée ensuite « La Mère de la Couronne ». Épouse d’Agop III, elle lui succéda et prolongea l’âge d’or de son règne, si bien qu’il est tout à fait légitime de se demander si la flamboyance de son consort ne lui doit pas « quelque chose » … D’un point de vue archéologique, on sait qu’une tombe lui était destinée dans la fameuse vallée des reines, au creux des Montagnes Centrales, là où les membres du pouvoir avaient établi leur nécropole – au cœur même de la région des lacs dont leurs ancêtres étaient originaires. Il semble qu’elle n’y fut jamais inhumée, bien que l’hypogée ait été décorée et terminée. Un premier mausolée est mentionné par les textes antiques dans les jardins du palais royal, à l’époque du crépuscule des souverains kénarides. Sans un chantier de fouilles titanesque du côté du fort médiéval, ce fait reste impossible à étayer. Les chroniques ultérieures signalent toutefois un troisième ensevelissement sous le règne de Sénofa I (212-278-287 ap. un.), fondatrice de la dynastie Tamarade. Un acte de légitimation, à une époque où les derniers fidèles de Nasir III font gronder quelques révoltes. L’emplacement de ce nouveau monument funéraire correspond à l’étude que j’ai menée sur le terrain, dans le centre est de la cité, entre le sanctuaire aux Tortues d’Argent et la villa dite « Pourpre ». Suite au tremblement de terre de 564 ap. un., le monument fut rénové par Tamara VI. Les travaux, impliquant notamment deux coupoles annexes et un embellissement des façades principales, furent terminés sept ans plus tard, en 571.

Une nouvelle fois, l’implacable dureté de la réalité archéologique : je suis, moi, Alma Thissim, en mesure d’établir la chronologie précise de travaux concernant une reine dont aujourd’hui personne ne connaît plus le nom. Quant à retrouver la dernière demeure d’un poète dont les vers survivent encore, depuis les veillées d’oiseleurs d’une cité déchue, jusqu’aux salons des autrices en vue de la nouvelle capitale, impossible ! Ces reines dont j’étudie les reliefs, ce sont pourtant elles qui ont réhabilité ce même Amir Nissèv. Il revient ici de citer Tamara II (277-307-335) et Témis I (311-335-368), qui commandèrent aux plus illustres graphistes et illustratrices de leur époque des anthologies du poète, le remettant ainsi au goût du jour, exhumant jusqu’à ses poèmes d’exil. Une façon, sans doute, de mettre à distance l’agonie du lignage précédente, chaotique, égotique, sans goût. Sans elles, en tout cas, la légende littéraire n’aurait pas trouvé postérité. Un destin malheureux doit toujours trouver une illustre lignée, pour le rendre visible aux yeux du monde.

 

7 août 18XX

La longue lettre de la direction du Ministère des Antiquités est un rappel à l’ordre, un soufflet. Je la recopie ici.

« Ûr Alma,

Que notre Nation Grandisse !

Notre commission a étudié vos doléances, en accord avec le sentiment amoureux de notre Grand Pays. Votre amitié à l’égard des locaux signale un attachement touchant qu’il ne faut cependant pas teinter de partialité. Votre empathie ne doit pas infléchir votre volonté de sauvegarder, comme il se doit, le patrimoine national ;la mémoire glorieuse de notre pays.

Vos nobles sentiments ont ému la Cour qui n’a pas souhaité, en l’état, suspendre vos fonctions. Il est cependant regrettable de noter que cette décision a valeur d’avertissement, et que vos travaux pourraient souffrir bientôt d’une défection des budgets publics. Votre quête est d’éclaircir les trafics d’antiquités et d’établir en bonne et due forme une cartographie du site de l’ancienne cité de Kinra, capitale que nous souhaitons valoriser en un site archéologique éclairant à l’égard de la glorieuse civilisation dont nous sommes issu·e·s.

Recevez, Ûr Alma, nos sentiments indéfectibles de respect, que notre Nation d’Or vive jusqu’à la fin des mers. »

 

8 août 18XX

De longues heures à réfléchir, et déjà l’intuition de la sédition. Je n’ai que faire du pouvoir, n’ai que faire des remontrances, que faire de cette maison de fouilles obscure, que faire de la gloire du pays, que faire de la capitale, qu’ils aillent tous en enfer. Je resterai ici, indépendante. Et puis, quoiqu’on en dise, au diable les récits nationaux.

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Axel Sourisseau

Axel Sourisseau

Axel Sourisseau est né à Nantes en 1988. Il a étudié l'histoire de l'art et l'archéologie. Féru d'anthropologie, il sillonne grâce à l'écriture les liens complexes entre territoire, mythe et mémoire. Il a publié deux recueils de poésie aux éditions de La Crypte, "Le ravin aux ritournelles" (2018) et "catafalques" (2020).

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