La chinoise,

Je vais sans doute décevoir les adulateurs du film de Jean Luc Godard mais je m’abstiendrai de suivre les pas de ce cinéaste suisse qui a eu sa période pro-chinoise et je ne me mettrai pas  à sauter comme un cabri en écoutant la bande son du film et ses « Mao Mao ».
Non toute cette « chinoiserie » est liée au fait que j’ai une amie psychologue à Toulouse, Alexandra (je l’appelle Alex), qui me demande un jour, à brûle pourpoint, de lire le travail d’une de ses jeunes patientes de nationalité chinoise. Elle est thésarde (le mot n’est pas très joli) et se trouve à la peine dans son écriture. Son prénom ?

TING-TING

La thèse porte sur le désert dans les œuvres de Flaubert et Melville. Pas folichon le sujet !
Elle a bien un directeur de thèse cette jeune fille, je ne vois pas pourquoi il lui faudrait un doublon, dis-je. Oui mais sa directrice est débordée et Ting-Ting est souvent livrée à elle même et ça la déprime. Je sens qu’elle est au bord du burn out. Je fais ce que je peux à mon niveau mais je ne suis pas littéraire, dit mon amie.
Je ne me sens pas de jouer le rôle de correcteur de l’ombre, et puis j’ai autre chose à faire bien qu’étant à la retraite. J’ai un peu perdu pied avec l’université et donc je ne suis pas l’homme de la situation lui dis-je. Mais, me rétorque Alex, ce que je te demande c’est juste un petit toilettage du texte. Ça ne sera pas long.

Oui, une petite opération commando, en somme, me dis je in petto, mais j’ai peur qu’une rude bataille s’engage! On commence petitement et après ça prend des proportions démesurées.

C’EST NON !

J’argumente : il est vrai que je connais assez bien Flaubert et notamment Madame Bovary, son « livre sur rien », (qui peut s’apparenter à un désert métaphorique !) mais Melville je ne le connais pratiquement pas. Je n’ai lu que Moby Dick et Bartleby et, à la suite de son héros, j’aimerais reprendre à mon compte sa formule « I would prefer not to » . J’en fais part à Alex.
On ne te demande pas d’être un spécialiste de Melville mais d’apporter ton aide sur l’écriture, il s’agit uniquement de la forme, dit-elle, un rien courroucée.
Alex a toujours le dernier mot c’est donc inutile que ma verve rhétorique se déploie inutilement. Bon, je respire, je veux bien essayer mais je ne garantis rien.
Un jour plus tard :Tu sais Ting-Ting est soulagée que tu acceptes ça lui enlève un poids, me dit Alex tout miel, le lendemain. Oui mais, moi, ça m’en ajoute un ! concluai-je en mon for intérieur.
Un jour après je reçois un premier chapitre de la future thèse. Oh la la il y a du travail ! Il semblerait que Ting-Ting ne soit pas au clair concernant l’écriture d’une thèse et que, de surcroit, elle soit un peu en délicatesse avec la langue de Molière! (Ce qui se comprend). Je m’aventure néanmoins avec vaillance sur ce territoire en friche. Je franchis les premières broussailles des pages paysages, corrige à coup de serpe ou de faux, ou même de hache, les fautes d’orthographe dans un véritable maquis. Il semblerait qu’une végétation touffue ait proliféré sous la plume de la candidate. De nombreuses confusions jonchent le tapuscrit du genre « acception/ acceptations », sans compter que les eaux affluentes n’ont pas manqué de charrier des coquilles qui se déposent sur la page, à marée basse. Je me noie dans les solécismes. La syntaxe a dû subir manifestement des séismes à plusieurs reprises. Bon, mais je m’y attendais.
Respire !
Le problème c’est que je me prends au jeu et me sens porté vers des conseils plus ambitieux sur le contenu et la cohérence du propos au moins pour ce qui concerne Flaubert. On ne se refait pas mais ça me prend beaucoup de temps. La forme et le fond ça va de pair, j’aurais dû m’en douter. En même temps que mes corrections de langue, je lance des pistes, des amorces pour la stimuler, par exemple :
Les ruptures, les alternances, les alternatives, les silences, les blancs créés par les visions panoramiques chez Flaubert et Melville, en quoi relèvent ils du vide tel que vous le définissez ?
La notion de désert chez Flaubert apparait de manière spectaculaire au début de Bouvard et Pécuchet (vous citez justement le texte et vous l’interprétez judicieusement ). Y a t il d’autres occurrences du mot désert avec ce sens métaphorique ?
Je suis au bord de l’imposture. J’en fais part à mon amie qui me réconforte : Ne lâche pas (c’est exactement ce que je pourrais dire à Ting-Ting !). C’est précieux me dit-elle ce que tu lui apportes. Elle me le dit chaque fois qu’elle vient dans mon cabinet. Bon mais sa directrice, ne pourrait-elle pas un peu servir à quelque chose ? Je joins le geste à la parole ou plutôt la parole à la parole et je conseille à la jeune thésarde de reprendre contact avec sa professeure .
Ça ne donne rien comme on s’en doute. La dame a surement d’autres chats à fouetter ce qui ne l’empêche pas de donner de temps en temps quelques coups de griffe. Ting-Ting est au bord du gouffre mais non, elle ne bascule pas vers le précipice. Avec Alex, on la rattrape par les bretelles, et heureusement on n’est pas les seuls !
J’apprends, en effet, que des petites mains travaillent avec elle. Des « dames d’un certain âge » qui ne sont pas des universitaires spécialistes de Flaubert ni de Melville l’aident. C’est un aréopage singulier, un peu hétéroclite ou, disons plutôt, une « petite bande ». L’une d’elle est pédo-psychiatre, l’autre traductrice et enfin la troisième travaille dans la brocante et les bijoux fantaisie! Ce qui les relie c’est avant tout la géographie urbaine puisqu’elles sont les voisines de Ting-Ting avec qui elles sont bien sûr en empathie. Chacune d’elle met la main à la pâte et corrige à qui mieux mieux la prose de l’étudiante, redresse la syntaxe, clarifie le propos et lui remonte le moral. Moi j’interviens à la fin. Autrement dit, je suis le dernier de cordée mais, pas tout seul donc à m’exposer au vide. Cela me rassure
Je comprends qu’une grande partie du travail se joue sur l’introduction, un gros morceau. On se prépare (cent fois sur le métier…) mais Patatras ! La directrice prend enfin connaissance de cette partie du texte et annonce, sans doute en fronçant les sourcils, que la soutenance est compromise. Les rapporteurs ne valideront pas un travail aussi peu abouti notamment sur le plan de la langue.
Une pierre dans mon jardin !
Le plan d’urgence est déclenché. Il faut sauver le soldat Ting-Ting. Les fées qui se sont penchées sur son berceau se dépensent sans compter. Elles marchent à la baguette. Alex ne chôme pas non plus, elle soigne le moral de sa patiente et moi je me sens de plus en plus impliqué mais pas toujours efficace.
Je respire un grand coup !
On va reprendre l’introduction tranquillement, écris-je. Je pointe ce qui fait problème et donne des pistes. On est toujours dans la forêt obscure mais on voit poindre parfois quelques clairières. Est ce mon investissement de plus en plus fort ou le travail des fées de l’impasse d’Assas ou les progrès de Ting-Ting toujours est-il que la nouvelle version de l’introduction prend tournure. La directrice, un peu rassurée, envoie la thèse aux rapporteurs qui font des réserves mais la valident. La soutenance peut avoir lieu.
Je respire à nouveau !.
C’est le grand jour. Je me rends dans une petite salle de la faculté des lettres avec Alex et je découvre dans l’assistance très réduite les trois fées sagement assises au premier rang. Ting-Ting que je vois pour la première fois, c’est un peu Cendrillon dans ses petits souliers. Elle me paraît minuscule. Je crois que, si elle pouvait, elle s’effacerait complètement, et se consumerait volontiers dans la cheminée (s’il y en avait une) thèse comprise. Ne resteraient que les cendres.
Le jury arrive. Après l’exposé liminaire et la présentation de sa directrice de thèse, les universitaires s’expriment paritairement. Le feu est nourri et Ting-Ting, qui réplique tant bien que mal aux questions érudites, d’une voix blanche, a du mal à éviter les doctes projectiles qui sifflent à ses oreilles. Les fées aimeraient bien s’interposer mais elles ne peuvent pas grand chose avec leurs petites baguettes. Je sens qu’Alex est nerveuse. Je le suis aussi. Pourtant, malgré toutes les critiques sévères qu’elle essuie, on loue la future impétrante pour son travail sur les textes, sa pugnacité et la qualité de son écriture qui est soignée, disent-ils
Nous nous rengorgeons intérieurement, les fées et moi, de concert.
A la fin, Ting-Ting est déclarée docteur(e).

OUF !

Elle va pouvoir retourner en Chine auréolée de son diplôme. Toute l’assistance est invitée à boire une coupe de champagne (Tchin Tchin !). Je peux enfin parler avec elle. Elle est à l’aise et correspond bien à la signification de son prénom, simple et gracieuse ! Elle m’appelle son « correcteur des coulisses ». Charmant petit théâtre! Mais quelle n’est pas ma surprise de voir que, comme Alex et les fées, je reçois, pour service rendu, une paire de chaussettes flashies et je me prends à penser que ce sont de modernes pantoufles de vair !
AB




André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    17 Commentaires

    • Dominique dit :

      Et oui, il s’en tricote des choses dans le cabinet d’un thérapeute.
      Là où le bât blesse, c’est que celles-ci ne sont peut-être pas à votre goût.
      Nous, on aime les contes d’André et on s’interroge déjà au sujet du nombre d’épisodes de la prochaine série !

      • André Bellatorre dit :

        Oui Dominique les tricotages dans les cabinets de thérapeute sont souvent un beau réservoir à fictions à condition de tricoter ou de détricoter…
        Et merci pour ton souhait. qui me touche…

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Telle quelle, l’histoire m’a paru délicieuse et beaucoup amusé. Telle que vécue, c’est une autre histoire.

      • André Bellatorre dit :

        Merci Pierre pour ton élogieux commentaire.
        « L’autre histoire » reste à raconter…

    • La niece Ming dit :

      Un très beau texte de la part du « correcteur des coulisses » qui fut autrefois metteur en scène.
      A y regarder de plus près, ces chaussettes sont particulièrement bien choisies par la thésarde chinoise, elles représentent un désert de nuages et de zébrures, stratifié et coloré, petite métaphore de cette thèse à plusieurs mains.
      La nièce Ming

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      J’avais vécu quelque chose de semblable il y a quelques décennies pour la maîtrise d’une adorable jeune dame japonaise qui s’était attaquée avec la candeur de son étrangéité à Tête d’or de Claudel ,et sa directrice qui était celle de mes recherches à l’époque, m’avait demandé de l’aider, difficile de refuser… C’était aussi compliqué en effet que de décrypter du Godard, sauf qu’une fois qu’on a accepté de « regarder un peu », on ne peut pas quitter la salle et son obscurité… c’était une marche un peu dantesque sur une corniche étroite, corriger la syntaxe, oui mais pour dire quoi ? Prendre en charge une chirurgie plastique ou faire de la reconstruction des tissus ? Je n’ai pas reçu de chaussettes mais quelques mois de la jolie compagnie d’une personne sensiblissime, même si la vie nous a séparées, et un peu plus de curiosité pour le Japon. Etranges chemins, peut-être le tien te conduira-t-il en Chine?
      En tout cas j’ai eu grand plaisir à ce récit frais et amusant où se retrouvent bien la dualité des affres et le plaisir un peu pervers d’un défi à relever. (Peut-être est-ce ainsi que je devrais essayer de regarder Godard?)

      • André Bellatorre dit :

        Une japonaise qui entre en résonance avec la chinoise! Un témoignage inattendu et intéressant.
        Pour les films de Godard oui il faut essayer même si ce n’est pas toujours facile depuis pas mal de temps.

    • L'homme de Macao dit :

      Cher Bébel Je me permets, bien trivialement, je te l’accorde, de t’affubler de ce surnom, mais la répétition de la syllabe (bé-bel) ne fait-elle pas harmonieusement écho au Ting-Ting de l’héroïne ? Et puis, ces obscures chinoiseries dans lesquelles tu t’aventures ne font-elles pas penser à un autre Bébel célèbre dans Les tribulations d’un Chinois en Chine ? Ce désert littéraire, « territoire en friche », n’est-il pas, paradoxalement, une inextricable jungle vietnamienne ? Cette thèse improbable n’est-elle pas, au fond, un indéchiffrable casse-tête chinois ?

      • André Bellatorre dit :

        Merci pour ce commentaire cum grano salis. J’ajoute que Bébel était un révolutionnaire allemand et qu’on ne manquait pas quand j’étais étudiant de me surnommer ainsi. Mao, Bébel à nouveau ça consonne. Drôle de musique.

    • Sophie Chambon dit :

      Cinéma, Cinémas
      Bebel en Chine avec Ursula…
      Parfois, ce sont les Chinois qui tentent l’aventure à Paris…Et en l’occurrence, une Chinoise de Hong Kong, la plus belle, Maggie Cheung . Qu’allait elle faire dans cette galère d’Irma Vep, d’après Feuillade, revu par Assayas? « Jackie Chan, passe mais Irma Vep. Pourquoi une Chinoise? Je la sens pas… Irma Vep cest le Paris populaire des bas-fonds, de la Zone, des Apaches ».

      • Sophie Chambon dit :

        Décidément la Chinoise me poursuit. A qui ressemble Ting Ting? Pas à la baigneuse du Lac aux oies sauvages mais plutôt à Sore, Chinoise intrigante, réservée, « simple
        et gracieuse », perdue en Corée dans un pays et une langue dont elle ne saisit pas toujours le mode d’emploi « en définitive ». Remarquée dès l’interrogatoire qu’elle subit par un (jury) policier, elle aussi « would prefer not to »…
        On retrouve dans Decision to leave,  » le vide, les ruptures, les alternances , les silences, les blancs… » du texte jusqu’aux « eaux affluentes qui se déposent sur la plage » à marée basse.
        On se noie nous aussi … dans la syntaxe de ce polar troublant qui subit de sérieux séismes à plusieurs reprises.

        • André Bellatorre dit :

          C’est une bonne idée d’avoir convoqué le personnage de Sore (héroïne de « Décision to leave ») intrigante chinoise un peu perdue en Corée, pour qu’elle croise cette Ting Ting qui m’a occupé et préoccupé un certain temps. Rien d’une femme fatale pour autant je ne me suis pas identifié au policier sentimentalement « intrigué » dans le film. Elle reste malgré tout un peu mystérieuse à mes yeux.Elle aussi est un peu dans les brumes ou disons dans les coulisses.
          Le relevé judicieux des dépots narratifs dans le film entre bien en résonance avec ce récit. Bien vu!

    • Corine Robet dit :

      Un bien joli texte qui sent le vécu, ici ou là dans les labyrinthiques couloir de la fac et les tuyaux de nos ordis…Merci André pour ce voyage drôlatique et littéraire.

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