« Puisque je ne puis arrêter l’attention du lecteur par le poids, ‘manco male’ (pas si mal en italien) s’il advient que je l’arrête par mon embrouillure.

-Voire, mais il se repentira par après de s’y être amusé. 

-C’est mon (d’accord), mais il s’y sera toujours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte dédain, qui m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sauront ce que je dis : ils concluront la profondeur de mon sens par l’obscurité*, laquelle, à parler en bon escient, je hais bien fort, et l’éviterais si je me savais éviter. »

(Montaigne Essais III,9 De la vanité)

S’amuser est le terme-clé de ce passage. L’interlocuteur supposé craint l’amusement qui serait temps perdu, passé pour rien. Pas pour rien, répond l’auteur : pour le plaisir. Et pour lui ça veut dire beaucoup.

« Si quelqu’un me dit que c’est avilir les muses de s’en servir seulement de jouet et de passetemps, il ne sait pas, comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. » (III, 3 De trois commerces)

Mais le lecteur supposé (figure transparente du surmoi de l’écrivain) ne lâche pas l’affaire.

« Quand on m’a dit ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures (tu surcharges de figures de style). Voilà un mot du cru de Gascogne. Voilà une phrase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent parmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit ce que tu dis à feinte.

-Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est ce pas ainsi que je parle par tout ? me représente-je pas vivement ? suffit ! J’ai fait ce que j’ai voulu : tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi ». (III,5 Sur des vers de Virgile)

Suffit ! J’ai fait ce que j’ai voulu : « ferme-la, surmoi censeur, tu ne fais pas le poids face au désir qui a initié et mené ce livre. Et tiens, je vais même me payer le luxe, si tu permets, de paraphraser le « wo es war soll Ich werden »** de Freud. D’un homme sans grande particularité, un chef d’œuvre aussi unique qu’universel est advenu : tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi  »

*on voit le sourire en coin dans la moustache, non ? (cf 6/13)

** je traduis librement : que sur le terreau du ça s’épanouisse un je.

Crédit image : Josse/Leemage/AFP

4 Commentaires

  • Sophie Chambon dit :

    Tes commentaires sont tellement clairs que le lecteur/ la lectrice ( la barbe, ce souci genré) devient lucide.
    Par contre, ce qui m’a intéressée est ta traduction fort poétique de cette fameuse phrase Wo es war, soll ich werden. Sans article devantble es et Ich… en anglais, il y serait.
    Pas difficile de trouver des gloses sur internet. Pour les germanistes, cela me paraît assez bien
    http://freudtraduction.wifeo.com/wo-es-war-soll-ich-werden.php

  • Ariane Beth dit :

    La glose que tu joins fait bien le tour de la question, mais je ne suis pas convaincue par sa traduction finale, je ressens cette phrase comme quelque chose de plus souple, de plus organique. Mais bon, ce qui compte c’est que ce soit vraiment « je », tel qu’il est, d’où qu’il naisse, qui dise « j’ai fait ce que j’ai voulu ». J’ai fait : si belle phrase.

  • Laure-Anne dit :

    Oui, c’est une belle nique aux j’aurais pu j’aurais dû, ce j’ai fait, sans compter que ce fut en s’amusant… l’esprit de sérieux n’est pas toujours ingénieux philosophe, et le plaisir est aussi la traversée d’un faire.
    « où ça est terreau, je deviens… « c’est riche aussi tel quel, et si ouvert plus en acte (des italiques, à la rigueur pour ça et je?)
    Pas si loin du biblique YHVH, celui qui ouvre les portes du je.

    • Ariane dit :

      Oui, nul doute que le rapprochement traînait quelque part dans la tête (et le coeur) de Papa Freud …

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