Le Gai savoir* : tout un programme en ce temps qui est moyennement au savoir et guère à la gaieté. Quoique, vous dites ? Bon sans généraliser disons seulement qu’il y a dans le monde pas mal d’absurdité, de bêtise, de tristesse. Comment ne pas en être submergée ?
« La vie, moyen de connaissance – avec ce principe au cœur, on peut non seulement vaillamment, mais même gaiement vivre et gaiement rire. » (Quatrième livre)
Ah OK. Soit. Ça se tente.
« n°2 Mon bonheur
Depuis que je me suis fatigué de chercher,
J’ai appris à trouver.
Depuis qu’un vent m’a tenu tête,
Je fais voile avec tous les vents. « (Prélude en rimes allemandes)
J’ai appris à trouver : si c’est pas un bon teaser, ça, hein ? Finalement Nietzsche était plus doué pour la communication qu’il ne croyait.
« n°9 : Mes roses
Oui ! Mon bonheur – veut donner le bonheur –,
Tout bonheur veut certes donner le bonheur !
Voulez-vous cueillir mes roses ?
Il faut vous baisser et vous cacher
Entre rochers et ronces,
Et souvent vous lécher les doigts !
Car mon bonheur – aime taquiner !
Car mon bonheur – aime la malice ! –
Voulez-vous cueillir mes roses ? «
Nietzsche a le tic de mettre des tirets par ci par là, je me demande pourquoi. Ils ne sont pas l’équivalent de parenthèses, comme c’est souvent le cas (je préfère les parenthèses). Ces tirets ne sont pas non plus, ou rarement, marque de dialogue.
En fait ils évoquent le mot-césure (kireji) des haïkus. Suspension, pause, il donne le temps de s’imprégner d’un affect, de contempler une image. Pour le rendre en français on tente les interjections, onomatopées, ponctuations : points d’exclamation, de suspension, et tirets donc. Exemple : Chant du rossignol Dans la nuit comme une eau claire – Boire à la fontaine
Parfois c’est un petit-mot-qui-sert-à-plein-de-choses, tel le « oui ! » initial de ce n°9 (on dirait qu’on parle d’un parfum) (avec les roses logique en fait).
« n°45 : À jamais
‘Je viens aujourd’hui, parce que aujourd’hui cela me plaît’ –
Pense toujours celui qui vient pour toujours.
Que lui importe que le monde dise :
‘Tu viens trop tôt ! Tu viens trop tard !' »
Trop tôt, trop tard : un contretemps, un temps intempestif. Pour contrer le contretemps, le dissoudre dans toujours, c’est à dire en pratique dans chaque aujourd’hui. Après (me direz-vous à juste titre) encore faut-il y trouver son cela me plaît.
Nietzsche a ça en magasin en version euphorique :
« J’ai appris à marcher : maintenant je me laisse courir. J’ai appris à voler : depuis je n’attends plus qu’on me pousse pour changer de place. Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je m’aperçois au-dessous de moi-même, maintenant un dieu danse en moi. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Lire et écrire)
Mais les sujets au vertige, dont je suis, s’en tiendront peut être plutôt à :
« Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
*D’une densité qui confine souvent à l’opacité, il demanderait pas mal d’explications, hypothèses, recherches, bref beaucoup de savoir pas vraiment gai (dont je suis de toute façon incapable) (je parle du savoir, pas de la gaieté – quoique?). Il ne s’agira donc ici que d’un pillotage de son miel, dans une lecture très partielle et subjective. J’espère malgré tout inciter fragiliens et fragiliennes à se (re)plonger dans les mots de Nietzsche.
Je lis dans la traduction de Patrick Wotling (Mille&unepages Flammarion 1997)
Illustration : Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)
Eh bien voici le début engageant d’une traversée qui invite à garder la tête et les commissures des lèvres relevées, au gré des brises douces, contre le vent des trop tard et des à quoi bon ?
Contente que tu viennes embarquer, chère lectrice. Bienvenue à bord !