Brouillard

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Ce livre a trois auteurs : un éditeur, un poète et une peintre.

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André Thabaraud, Editions de La Regondie

Dès le début, je voulais que le livre comprenne trois parties. J’avais imaginé de distinguer ces trois parties en enveloppant les feuillets centraux par une feuille peinte par Catherine de manière à faire apparaître une partie précédente et une partie suivante. Catherine, qui est très généreuse, a peint trois feuilles enveloppantes, une pour chaque partie. Or elle peignait sur des feuilles de papier sulfurisé, et j’ai fait une observation. Lorsque je manipulais le papier sulfurisé, il produisait un léger bruit, un peu comme d’une feuille morte tandis que lorsque je tournais les pages de texte, le papier, un Arche 270g, ne produisait aucun son. Ce contraste m’a paru intéressant, et j’ai voulu mettre en relief ce phénomène, qui était assez peu perceptible, en insérant entre chaque partie le feuillet peint plié en deux. Désormais, le bruit émis par le papier sulfurisé se produisait deux fois de suite. Cela mettait aussi en relief, la différence de texture des pages, de sorte que la lecture du livre devenait une expérience totale, intellectuelle, visuelle, sonore et tactile.

Au début, j’envisageais aussi de glisser le texte imprimé dans un étui de plexiglas transparent. Or un jour, Catherine m’a montré des essais qu’elle avait faits des mois auparavant en vue d’une couverture à un moment où elle se disait qu’elle allait peut-être faire un livre. C’était de vieux torchons de cuisine qu’elle avait collés sur des feuilles de carton et sur lesquels elle avait peint. Ces essais ont éveillé mon intérêt, et de fil en aiguille nous en sommes venus à l’idée de faire pour chaque livre un coffret de carton qui serait habillé à l’intérieur et à l’extérieur par des toiles de Catherine.

Catherine m’a aussi suggéré d’employer une encre bistre pour le texte plutôt qu’une encre noire. En effet, la teinte brun-jaune de l’encre allait s’accorder avec la couleur un peu jaune du papier Arche, et l’ensemble se marierait avec les couleurs qu’elle utilisait dans ses encres ainsi qu’avec le contenu des poèmes. Là encore, c’est une idée que j’ai retenue. Ce livre, on peut le dire, est le fruit d’une collaboration suivie.

Christian Viguié, le poète

Il est toujours difficile d’expliquer la genèse d’un travail, le pourquoi d’une forme et le choix d’un thème précis. A la manière de Ponge, il m’a toujours plu de parler des choses de peu, sans doute trop évidentes au regard, pourtant il me semble que l’étonnement est la première question du visible. Ce que l’on a sous les yeux ou devant les yeux me paraît digne d’intérêt. Les peintres ne prennent-ils pas des verres, des pommes, des pichets, une nappe, une châtaigne, pour des objets sérieux ? Tel a été mon but, renouer avec le regard que porte un enfant sur le monde. Sortir du cercle étroit des objets à demi-pensés ou des demi-objets qui n’ont aucune consistance du fait qu’ils ne sont plus regardés ou faisant simplement parti d’un décor. C’est presque une quête phénoménologique, s’intéresser à une chose sans le « parasitage » de la connaissance. Il y a des siècles que les peintres se sont mis à l’œuvre. La poésie a peut-être un peu de retard. Plusieurs de mes textes ont à voir avec cela. J’ai travaillé aussi sur les couleurs, sur le silence, sur l’ombre. Pourquoi ne pas éclaircir un peu le brouillard ? Et puis demeure toujours cette question. Perçoit-on ce que l’on sait ou ce que l’on ne sait pas ? Sans doute les deux ? Encore faut-il le questionner.

C’est toujours la forme qui se choisit. Elle est savante. Elle peut vous demander d’écrire un poème long ou très court. Elle ne devance pas le sens, elle le sculpte. Elle s’impose. Un long poème sur le brouillard, pour moi, n’aurait pas de sens. Il risquerait d’être trop narratif, trop explicatif et sa volonté de s’étirer, de répondre à un schéma préétabli, amputerait cette saisie qui ne peut se faire que par touches. Cela n’est valable que pour moi. Un de mes poèmes semble le dire : « Le brouillard/ne nous demande pas/de voir les choses/mais l’attente des choses ». Voilà. Il faut être en attente. En ce qui me concerne, surprendre est supérieur à savoir. Le recueil Brouillard est un poème/poèmes. C’est un poème traversé par du silence. Il faut laisser venir les choses, avec leur rapidité ou leur lenteur, accepter encore une fois leur plasticité et ne pas décider de celle-ci en avance.

Si André Thabaraud nous a réunis, ce n’est pas pour rien. Il a l’œil du maître. Le travail de Catherine est à la fois précis et mouvant. Elle donne à voir la chose et son mouvement. Elle arrive à lier le présent de ce que l’on voit et son devenir. Ces paysages sont vivants. Avec elle, ce sont les couleurs qui rêvent, la matière qui rêve, comme si le visible ne devenait visible que parce qu’il se transmuait, intégrait en lui ce qu’il est et qu’il sera. Le brouillard ou le nuage ne saura pas la forme qu’il prendra , pourtant il restera brouillard et nuage. Il y a dans le travail de Catherine, cette magnifique alchimie du « je sais et je ne sais pas » soulignant à la fois la réalité des choses et le degré d’inconnu inhérentes à elles. Elle nous offre ce voyage. Et puis il y a cette magnifique inversion. Devant les peintures de Catherine Aerts, on ne sait pas si c’est nous qui regardons sa peinture ou si c’est elle qui nous regarde.

Catherine Aerts-Wattiez, la peintre

D’abord, j’ai lu le texte deux fois en entier pour m’imprégner de son rythme, de ses mots évocateurs, de ses images, de son atmosphère. J’ai très vite compris qu’il me convenait, que ma sensibilité adhérait à la sienne. J’étais très réceptive à cette atmosphère de brume, d’arbres, de feuilles, et cela a compté dans le choix du support. J’ai en effet choisi un papier sulfurisé froissé dont le bruit quand on le manipule évoque celui des feuilles d’automne. Et parmi ces poèmes, certains me parlaient plus particulièrement :

Il se peut que le brouillard

demande aux arbres

aux buissons

aux chemins

de redevenir des brouillons.

En effet, le brouillard et ce qu’il fait aux choses, son caractère à la fois informel et très concret, cette invisibilité très visible et cette abolition des formes qu’il métamorphose en traces énigmatiques, c’est quelque chose sur quoi je travaillais déjà dans mes œuvres depuis des années, même si je n’employais pas la notion ni le mot de brouillard. Il y a d’ailleurs dans la disposition du texte dans la page avec tout ce blanc qui l’entoure, comme si les vers émergeaient du vide comme d’une brume, quelque chose de très graphique.

Ensuite, j’ai repris le texte en photographiant les poèmes qui me parlaient le plus immédiatement. Mon intention n’était pas de les illustrer pour attirer l’attention du lecteur sur eux parce qu’ils me plaisaient et que j’espérais qu’ils lui plairaient à lui aussi, mais de les prendre comme sources d’inspiration, c’est-à-dire d’énergie, comme déclencheurs d’émotions à partir desquelles j’allais créer.

Des vers comme ceux-ci,

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Peut-être que son travail

consiste à effacer

tous les noms connus

m’ont conduite à peindre des étendues d’encre, denses en leur milieu et qui s’éclaircissaient vers les bords avec des signes comme d’une écriture qui s’effacerait. Ou surgirait, d’ailleurs, on ne sait trop. C’est ce que je trouve de beau dans le brouillard et dans ce texte, cette incertitude sur ce que sont les choses, qui permet de mieux en percevoir la présence. Ce que dévoile l’abolition de la forme, c’est la présence de la chose, cette vibration de la présence, d’où ces apparitions d’espaces clairs que je peins dans des surfaces brun sombre et qui font surgir quelque chose au-delà du connu.

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écrit le poète…

Ne pas aller

d’une chose à une chose

mais du tremblement d’une chose

à une autre chose

André Thabaraud, Editions de La Regondie

En somme, si on additionne les feuillets peints et les couvertures, cette édition compte cent quarante œuvres originales de Catherine Aerts-Wattiez. Par œuvres originales, j’entends que chaque œuvre est peinte à la main et diffère de toutes les autres : il n’y a ni copies, ni impressions comme les lithographies ou les gravures, ni reproductions numériques. Cela fait de cette édition une exposition comme dans une galerie ou un musée, chaque volume étant comme une des salles cette exposition.

Naturellement, tout a commencé avec le texte de Christian. Ses poèmes sont à la fois le fondement du livre et la source d’inspiration des peintures. Mais il faut reconnaître l’importance considérable prise par les pages peintes, qui ne sont pas des illustrations mais des œuvres qui pourraient se suffire à elles-mêmes. Cela n’empêche pas une unité profonde du livre car les deux parts, graphique et textuelle, sont en intime harmonie.

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André Thabaraud dirige depuis plus de vingt ans les éditions la Regondie installées à Limoges, et a publié 34 livres d’artiste à ce jour.

Christian Viguié a obtenu le prix Mallarmé en 2021 pour son recueil Damages publié chez Rougerie. Il écrit aussi des romans et des pièces de théâtre.

Catherine Aerts-Wattiez expose à Paris et en province. Elle dirige aussi la galerie 66 à Périgueux et défend une dizaine d’artistes répartis sur toute la France.

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