Férielle Doulain-Zouari est une artiste plasticienne. Elle a aujourd’hui 28 ans et vit à Tunis. Elle a exposé en France, en Tunisie, au Chili, en Algérie et au Burkina Faso. Elle a été sélectionnée pour la biennale de Dakar 2020 actuellement reportée sans date.
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Les matériaux que j’emploie
Les matériaux que j’emploie pour travailler sont des choses ordinaires que les gens utilisent pour vivre leur vie quotidienne. Ce sont des objets industriels produits en grande quantité : toutes sortes de cordes en plastique, des cordes à linge par exemple, du fil de fer, des tubes en pvc souple de diverses tailles et de diverses couleurs, même des fibres optiques ; des morceaux d’éponge aussi, de serpillière, de tapis de salle de bain, des poils de brosse à frotter le sol. Souvent ces choses sont de couleurs éclatantes. Je les achète de préférence aux vendeurs de rue et dans les petites quincailleries. Elles ne coûtent pas cher et on ne leur accorde pas grande valeur en soi, ce sont des choses qu’on utilise pour accomplir les petites événements qui font la substance de la vie quotidienne : laver le carrelage, faire sécher le linge, rafistoler un porte, protéger des fils électriques. Ils m’inspirent et je m’efforce de leur donner une valeur esthétique, de faire apparaître l’extraordinaire qu’ils peuvent offrir.
Matériaux : tubes, cordes en plastique, fils, poils de brosse, boîtes alimentaires, filets à provisions. (© Pragma Studio)
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J’aime travailler avec les mains
Vers douze-treize ans, j’ai commencé à expérimenter des manipulations et des transformations avec des objets récoltés à la maison. Depuis, je répète ce geste intuitif et spontané. J’aime travailler avec les mains. Les formes libres qui se dessinent par la rencontre d’objets et de matières me font toujours éprouver de la satisfaction. Trouver des manières de confectionner, réparer, fixer, attacher des choses permet de créer à tout instant des points d’actions et de rencontres. C’est un peu comme construire des mondes à notre échelle, en quelques minutes ou en quelques heures, que l’on peut déconstruire aussi rapidement, et dont on connaît tout le mécanisme.
Ce goût pour la confection manuelle m’a menée à observer la manière dont les choses étaient faites. A un moment donné j’ai voulu apprendre à faire des vêtements. On m’a appris à utiliser une machine à coudre, et ça m’a beaucoup plu. Voilà ce qui m’a mené aux études d’arts appliqués… J’ai commencé par faire des études en Design de mode dans une école d’arts appliqués. Mais pendant mon BTS, l’enseignement artistique m’a déplu. Nous étions poussés à travailler seuls, et il fallait absolument mettre en valeur notre « univers personnel » comme un faire-valoir. Cette dimension individualiste et introspective de l’art m’a mise mal à l’aise. Il faut une certaine maturité pour comprendre et développer les thématiques qui sont au cœur de notre pratique artistique. Devoir les déterminer à cette âge là, c’était trop tôt. J’avais envie de découvrir des choses, d’apprendre des autres, de créer de manière collective, et non pas de chercher au fond de moi ce qui me différencie ou me rend « particulière ».
Après mon diplôme je me suis inscrite en fac d’anthropologie. Puis quelqu’un m’a parlé d’un diplôme en Innovation textile créé très récemment, dans une autre école d’arts appliqués. Comme le programme était nouveau, les professeurs et les élèves construisaient petit à petit son contenu. J’ai eu envie de tenter l’expérience, et m’y suis inscrite à la dernière minute… Le champ d’expérimentation était beaucoup plus large, et la finalité de notre travail pouvait être appliquée dans le domaine des arts plastiques. Nous étions plus libres, autonomes, et vraiment dans la recherche.
Plus tard, après mon arrivée à Tunis, je me suis réconciliée avec les arts appliqués grâce à une expérience très forte que j’ai vécue dans l’atelier Driba 93, fondé par un collectionneur d’objets traditionnels nord-africains, Mohamed Messaoudi. Dans cet atelier, qui est à la fois le lieu de stockage de ses collections et un conservatoire où des artisans continuent de pratiquer les techniques ancestrales, tissage, céramique, ferronnerie etc., il fait produire à ces artisans des créations qu’il conçoit, accomplissant ainsi un travail extraordinaire au service du patrimoine et de la culture.
Or j’ai bénéficié d’un espace dans cet atelier pour exercer mon activité artistique. Pendant plusieurs mois, j’ai donc côtoyé des peintres sur bois ou sur marbre, des tisserands, des céramistes etc., cela été une expérience extrêmement enrichissante sur le plan professionnel et humain. J’en ai profité pour observer de près comment les artisans travaillaient, et grâce à ça, j’ai pu prendre conscience des techniques et des rouages de la production artisanale. Sur le plan humain, j’ai pu observer quel regard ils posaient sur ma pratique, et nous avons pu échanger nos histoires et nos points de vue sur le domaine de la création en général.
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Relations humaines
Puisque les matériaux que je manipule dans mes recherches sont présents dans la vie de tout le monde, même si on ne les voit pas toujours, j’aime les relations qui peuvent se nouer avec les gens à propos de ces matériaux et des œuvres conçues avec. Par exemple, en 2018, j’ai créé une installation dans la chapelle Sainte Monique qui se trouve sur le campus de l’Institut des Hautes Études Commerciales de Carthage. Ce lieu, où se tiennent des expositions d’art contemporain, est une extension de la Boîte, espace artistique situé au siège du groupe Kilani*.
L’installation intitulée Current Water est une tapisserie mesurant 4 mètres de large sur 7 de haut, que j’ai confectionnée avec des tubes gaines bleu outremer et du fil de fer. Elle pendait du haut d’une arcade à trois arches qui se trouvait à l’entrée dans la chapelle. Lors de la réalisation de ce tissage manuel, j’ai remarqué les différentes manières dont l’œuvre pouvait être reçue, et les réactions qu’elle produisait. Ces échanges ont de la valeur et me permettent de porter un regard plus éloigné sur ma production. Je peux observer si l’installation est intelligible, ou si elle est très abstraite, et si elle est capable de toucher des personnes qui ne sont pas familières avec le domaine de l’art.
Current Water (© Pol Guillard)
Par exemple, deux femmes du personnel du campus sont passées un jour par la Chapelle et en voyant cette «vague» en construction, l’une d’elle m’a dit : «je trouve que ça va bien avec la mer, toute proche et avec le blanc des murs, c’est comme si tu avais fait rentrer la mer si grande dans les murs ou comme si tu avais enlevé un mur pour que la mer entre.» Puis, «Tu sais, chez moi, j’ai trouvé des choses comme tu utilises pour faire ton travail, et je me suis dit que je pourrais essayer de faire de belles choses comme toi, mais, avec tout ce que je dois faire à la maison, je n’ai pas le temps, si tu veux, je te les apporterai et toi tu feras.»
Current Water, détail (© Pol Guillard)
Une autre fois, un homme qui travaillait dans la chapelle m’a demandé à quoi servait une pièce que j’avais confectionnée, une résille à très grosses mailles faite avec des cordes bleues et des tubes en pvc rouge. Il voulait aussi savoir si elle était à vendre et combien elle coûtait. Ces question m’ont interpellée car elles étaient spontanées. Elles montraient que l’homme s’intéressait et manifestait son intérêt à travers des notions qui lui étaient habituelles, l’utilité et le prix. La manipulation avait donc pu attirer le regard et éveiller la curiosité alors que le sens de l’objet était insaisissable… Peut-être parce que la pièce n’était pas encore mise en place sur le balcon. Et elle avait suscité une parole.
Current Water, côté atelier (© Pol Guillard)
Créer des réseaux, des tissages ou des tressages avec des choses qui ne vont pas ensemble ou qui sont étrangères l’une à l’autre n’est pas une démarche conceptuelle à l’origine : je le fais parce que cela m’apporte une satisfaction profonde de le faire avec les mains, une certaine paix intérieure. Ensuite, j’ai bien conscience qu’il y a une dimension symbolique dans la confection de réseaux et de tapisseries d’objets : il s’agit de tisser des liens aussi entre les gens, et pour moi l’œuvre a son rôle à jouer dans la vie sociale, non pas en représentant une société idéale dans laquelle les conflits seraient résolus, mais en faisant naître un dialogue entre les gens.
Ce que j’espère quand je crée, c’est que les gens se mettent à parler de l’œuvre entre eux, non pas parce que je recherche la publicité et la notoriété, mais parce que le dialogue suscité par la recherche artistique peut créer des liens entre les gens. Au fond de moi, il y a cette conviction que l’art a un rôle politique : je ne veux pas donner des leçons mais créer des occasions. Oui, c’est ainsi que je vois mon travail : créer des œuvres qui suscitent des occasions pour que des relations se créent entre les gens.
Site de Férielle Doulain-Zouari
*Le groupe Kilani, dont les locaux sont installés dans la zone industrielle de Tunis, fabrique et distribue des médicaments et des cosmétiques. Il propose aussi des formations en marketing (conquête de marchés) et en merchandising (mise en espace des produits). Ce groupe, un des plus importants d’Afrique, pratique le mécénat culturel et soutient l’art contemporain. La Boîte est ainsi un espace de 25m² dans le hall d’entrée du siège, qui est proposé comme atelier temporaire à des artistes à la condition que ces derniers fassent participer des employés du groupe à leur travail artistique.
De belles productions, et une démarche artistique et humaine très intéressante à laquelle la modestie des propos n’enlève rien, bien au contraire…
Beau et intéressant travail, oui. J’apprécie aussi la clarté et la simplicité de cette présentation. J’ai relevé particulièrement votre idée que « l’univers personnel » gagnait à prendre le temps de se construire dans la fréquentation des oeuvres déjà produites. C’est précisément là, il me semble, une véritable maturité, qui débouche ensuite sur une expression personnelle moins autocentrée, une communication plus authentique, plus distanciée, de l’univers que l’on porte en soi. Alors bonne continuation dans vos créations !
Oui, il y a chez Férielle Doulain-Zouari une modestie et une prudence qui ressortissent à une véritable sagesse.