Ces petits riens…
À l’occasion de la sortie d’un film, retour sur un autre film en résonance avec lui. Il peut s’agir d’un film du même réalisateur, ou avec les mêmes acteurs, ou traitant du même thème ou d’un thème semblable. Il peut aussi s’agir d’un effet d’intertextualité, ou d’une correspondance formelle. Des petits riens… « c’est déjà beaucoup ».
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À l’occasion de la sortie en DVD de Chambre 212, de Christophe Honoré (2019)
Gyptis, Protis, les Indiens et un vieillard à Solex
Deux ans après Marius et Jeannette, Robert Guédiguian tournait ce film étonnant, présenté lui aussi comme un conte, mais traité selon le principe de la mise en abyme. De sorte que sont immédiatement annulés les soupçons de manichéisme du cinéaste.
Ceux qui n’ont pas vu les films terribles de Guédiguian, comme À la vie, à la mort ou La Ville est tranquille, le prennent pour un gentil cinéaste provincial et amateur. Impression accentuée par l’emploi de lieux de tournages circonscrits, ou de la même troupe fidèle de comédiens : Ascaride, Meylan, Darroussin, Bonnal, Boudet, Banderet, Roberts, Pesenti. C’est oublier que ses prolos ne sont pas que marseillais mais bien plutôt universels. Devant la reproduction encadrée d’une vue de l’Estaque par Cézanne, Jean-Do s’écrie : « On vit dans un chef-d’œuvre ».
Dès le début d’À l’attaque, le ton est donné : le générique défile sur une musique surrannée de vaudeville, enserré entre les plis stylisés d’un rideau rouge de théâtre. On entendra plusieurs fois une musique enlevée et folâtre, y compris dans les moments graves. Le dispositif narratif est simple : dans leur jardin, Yvan et Xavier écrivent un film, et on passe constamment du récit-cadre au récit encadré. On pense à ces étourdissantes réussites de la mise en abyme : La Rose pourpre du Caire, Ça tourne à Manhattan, Chambre 212, et bien sûr Smoking / No smoking (jusqu’à l’affiche de Tardi pour Guédiguian qui rappelle celles de Floc’h pour Resnais).
Le garage Moliterno est menacé de fermeture car un client ne lui a pas payé les 125000 F qu’il lui doit… et que lui réclame le banquier. Entêtée, fidèle, terre-à-terre, Lola fera de la résistance. D’ailleurs toute la tribu résiste à qui mieux mieux. Jean-Do, Gigi et Henri, véritables pieds-nickelés de l’Estaque, essaieront toutes les solutions, même les moins raisonnables. Enlèvement, séquestration, meurtre ? Ce n’est plus un vaudeville, c’est n’importe quoi. « C’est pas parce qu’on fait un conte qu’il faut être extémiste. Toi, tu es extrémiste ». Résultat : Yvan et Xavier n’auront pas leur César du meilleur scénario.
D’autres procédés de distanciation apparaissent régulièrement, à chaque fois qu’on commence à croire au récit encadré. Guédiguian et son co-scénariste Milesi multiplient les notations réalistes, aussitôt démenties par un pas de côté. Pépé Giuseppe, militant communiste, qui entonne des chants ouvriers italiens avec ses camarades, … apprend Bella ciao à Giuseppe junior. Un banquier philanthrope et amoureux soupire pour Lola, qui a quatre mois de retard sur les échéances, … et compare leur improbable couple à Gyptis et Protis. Comme dans un vaudeville, tout le monde soupire d’ailleurs pour tout le monde : Gigi et Henri pour Marthe, et Jean-Do pour Lola. Il se déclare d’ailleurs en chantant. Et comme dans une comédie musicale, parfois on « parle en chantant : ça c’est marrant ! ». Un dragueur envahissant veut accompagner des femmes qui descendent en ville ; elles s’indignent : « Tu as peur qu’on se fasse attaquer par les Indiens ou quoi ? ». Eh bien oui : les Indiens les pistent dans les rues de l’Estaque ! Tous les clichés sur les quartiers populaires sont renversés : Mouloud, un jeune du quartier, dévore les bouquins de droit et c’est lui qui explique à la famille Moliterno quels risques elle encourt. Sous le soleil de plomb de la Nerthe, même le classique coup de la panne aura un dénouement inattendu. Plusieurs possibles narratifs sont essayés, et on a droit à plusieurs fins alternatives.
Surtout, ce qui est savoureux, ce sont les commentaires d’Yvan et Xavier sur leur propre scénario. Ils se chamaillent sur la pertinence de telle ou telle scène : « Y a que deux choses importantes dans la vie : la lutte des classes et la sexualité ». L’un fait apparaître un personnage improbable, l’autre s’en étonne ; et pour l’expliquer, il veut mettre à l’écran « un panneau comme au temps du muet ». Même chose pour la mère dudit Henri, qui, comme dans un Tex Avery, s’arrête de balayer et demande, face caméra : « Qu’est-ce que je fais ? Je continue ou quoi ? ». Sans oublier, par-ci, par-là, les réflexions métalinguistiques indispensables à toute vraie mise en abyme : « Il y a deux expressions populaires à Marseille : la première c’est “Va te faire enculer” et la deuxième “amitié érotique” ».
Au soleil de la Nerthe, sous le viaduc, c’est Brecht au pays de la débrouille et de la solidarité.
Dans la liste des films ni naïfs ni gentils de Guédiguian (parfois quand même il en a fait de cette sorte) j’ajoute son grand « Gloria mundi ». Terrible guerre des victimes au temps du néolibéralisme, où l’espoir d’un peu d’humanité est tout petit, petit, bien plus fragile encore que le bébé Gloria. Mais qui est là.
J’y ai aimé, entre autres, une des constantes de sa caméra, un regard vraiment esthétique sur Marseille, faisant ressortir la beauté sans travestir la ville en carte postale.
Merci pour votre commentaire, Ariane. (Ariane ?!) J’ai hélas laissé passer « Gloria mundi », le dernier vu en salle étant « La villa ». Je partage votre analyse à propos du regard esthétique sur Marseille.
Toute cette métalepse à l’Estaque, on n’en croit pas ses oreilles !
Je ne regrette pas de ne pas avoir netflix, je ne crois pas que j’y aurais trouvé Gyptis et Protis (le solex à la rigueur?)
« A l’attaque », ce film m’avait échappé (il est vrai que je ne suis pas de près l’oeuvre de Guediguian, des hauts et des bas) pourtant il correspond à mes « obsessions » métaleptiques. Ce que tu en dis (avec brio) me donne très envie d’aller y voir. Je vais me procurer le DVD.
Mon cher André,
Je te remercie de ce petit mot, qui me va droit au cœur. Quelle bonne surprise de te retrouver ici ! C’en est une autre de découvrir que presque au même moment nous réfléchissions aux joies de la métalepse. Quel heureux hasard ! Je suis ravi de t’avoir donné envie de voir ce délicieux film méconnu. À bientôt.