3 Lettre à Antonio Tabucchi, auteur de Pour Isabel, un mandala,

Parfois il a pu arriver qu’on s’écrive à soi-même. Parfois même il nous est arrivé d’écrire aux morts. Cela n’arrive pas tous les jours, j’en conviens, mais cela peut arriver. Et il se peut aussi que les morts nous aient répondu, sous une forme qu’ils sont les seuls à connaître.

Antonio Tabucchi Il se fait tard de plus en plus tard

 

Cher Antonio,

Je viens de lire ton roman, Antonio, Pour Isabel, un mandala où tu cherches cette jeune femme  même si tu as peu de chance de la retrouver, cette Isabel, puisqu’elle est morte, du moins si l’on se fie à l’avis de décès du Diaro de Noticias. Ton lecteur l’apprend dès le premier chapitre. On est au Portugal, ce pays que tu aimais tant, Antonio, à cause de Pessoa, mais pas seulement, sauf qu’il a connu de sombres heures avec Salazar comme les autres pays où tu as vécu, l’Italie et la France qui n’ont pas été épargnés par le fascisme et que ça fait un peu tache, une tache noire dans tes cheminements.

Dans cette lettre que je t’envoie, je pars sur tes traces, Antonio, mais en m’adressant à toi je n’ai pas l’impression de transgresser beaucoup plus que tu ne le fais les règles du vraisemblable puisque ton roman tu l’as écrit pour qu’il nous parvienne à titre posthume deux ans après ta mort comme un récit lumineux, venu de Sirius ou de Canopus. Je profiterai donc à mon tour de la porosité des frontières de toutes sortes.

Revenons à la fantomatique Isabel. Des motifs circulaires, (mandala oblige) te conduisent, sous le nom de Tadeus, qui te ressemble comme un frère, vers cette femme énigmatique mais à la fin quand la recherche est terminée c’est elle qui te trouve, Antonio, et finalement tu t’y retrouves. Tu réédites la prouesse virtuose de Nocturne indien, ta célèbre « insomnie », où tu cherches un certain Xavier, lui aussi nous le retrouvons dans cet ultime roman. Là encore les retrouvailles sont paradoxales. Je te cite, Antonio, tu parles de Xavier mais ça marche dans les deux sens : « D’une certaine façon, il se cherche lui même. C’est à dire qu’en me cherchant, c’est comme s’il se cherchait lui même : ça arrive souvent dans les livres, c’est de la littérature ». Je ne te le fais pas dire. Tu définis parfaitement l’objet de ma lettre et des autres missives de ce recueil. Peut être qu’en te cherchant c’est toi qui vas me trouver.

Comment et où ? ça c’est une autre histoire. Peut être dans le ciel, c’est ce que tes choix onomastiques nous disent puisque Xavier s’appelle Nightingale, et toi Rossignol, ça fait beaucoup d’oiseaux tout ça, et peut être que toi aussi, tout compte fait, tu es un oiseau, ou un homme oiseau, une créature hybride. Faut il t’appeler Birdman , Antonio ?

Tes oiseaux, ils ont évidemment partie liée avec l’écriture et, quand je lis dans Jules Renard, « que les arbres échangent des oiseaux comme des paroles », je considère qu’il parle par anticipation de tes romans. D’ailleurs, dans Pour Isabel, tu ne t’arrêtes pas en si bon chemin puisque ces cercles concentriques que tu décris autour de ton héroïne, la belle disparue, ont quelque chose d’aérien et que des oiseaux, à proprement parler, il y en a dans ce dernier roman, Antonio. Ce ne sont pas de gentils volatiles, ni des bergeronnettes printanières, ni des chardonnerets élégants, ni même des étourneaux Sansonnet, non, il s’agit de chauves souris mais, bien entendu, de chauves souris qui parlent. (Je me demande s’il n’est pas déplacé de les évoquer ces drôles d’oiseaux au temps du Coronavirus). Ils sont donc un peu baroques ces volatiles comme tes romans. Souviens toi de La Fontaine, Antonio, quand il fabulait sur la chauve souris la décrivant comme une créature composite (« Je suis oiseau voyez mes ailes (…) je suis Souris vivent les Rats »). L’important est que ces oiseaux nous parlent d’Isabel et nous révèlent qu’elle se serait suicidée en prenant du Véronal même si toi tu n’en crois pas un mot et que le mystère perdure. De ce fait, on pourrait dire qu’Isabel s’est volatilisée, qu’elle est devenue volante. Tout comme toi, Antonio. Et ça ne fait pas mes affaires, à moi qui te cherche. Je me suis fait des illusions. J’ai été naïf. Tu m’as échappé, Antonio, comme dans un rêve et comme Isabel. Tu t’es envolé. J’aurais du lire de plus près ta justification liminaire : « Je veux souligner que cette nuit d’été là il m’arrive de m’envoler à Naples. » Je n’invente rien tu vois avec mes noms d’oiseaux ou presque rien.

Il me reste, moi qui suis aptère (comme tu dis), si je veux te retrouver un jour, à parcourir tes récits, à m’en imprégner, à pratiquer un langage moins prosaïque, moins univoque surtout, plus nocturne si tu veux, et à écrire alors sur tes conseils un « petit condensé (…) un roman hypothétique, un petit engin du genre do it yourself (…) en remplissant l’espace blanc entre les points comme dans les dessins de certaines revues d’énigme et rébus qui servent avant tout à tuer le temps ». Merci pour ce patron, ce mode d’emploi magistral et magique, Antonio, mais cette écriture, cette divagation poétique, cette hallucination ou encore ce délire que tu appelles de tes vœux et que je devrais t’envoyer pour t’atteindre, ce sera pour une autre fois, sans doute, oui, je sais, cher maestro, « il se fait tard de plus en plus tard », au temps pour moi. Cette fois ci contente toi de cette lettre.

 

 

 

 

 

 

 

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    17 Commentaires

    • Sophie Chambon dit :

      J’aime beaucoup l’idée de s’adresser à Tabucchi par la lettre. Mais en a-t-il écrit, lui qui aimait tant les nouvelles…?
      Je lis en ce moment Cinéma 😘
      Et en parlant de volatiles, j avais tellement aimé « Les oiseaux de Fra Angelico »…
      Je vais en profiter pour la relire…

    • Bellatorre andré dit :

      Il a écrit il se fait tard de plus en plus tard qui est un recueil de lettres fictives
      Cinéma c’est le roman de Tanguy viel?
      Je vous laisse avec vos volatiles Tabucchiens…en bonne compagnie

    • Pour André,

      « A cosa serve un’arpa con una corda sola ? »
      À quoi sert une harpe qui n’a qu’une seule corde ?

      Merci cher épistolier, pour ton courrier, que j’ai parcouru plusieurs fois, tournant en rond, comme j’ai tourné la plume sept fois dans ma main quand j’ai écrit, l’une après l’autre, ces missives inspirées, semblant venir d’un univers imaginaire, « roman sous forme de lettres », dont le titre italien, en accord avec mon éditeur mythique Feltrini, est « Si sta facendo sempre più tarde ».
      Un faiseur d’épîtres de la Renaissance, baptisa cette pratique littéraire : « la plume en absence ». Il ne songeait pas, en disant cela, à la présence des phrases-mandala de ta correspondance, éveillant en moi, cet instant précieux où j’aperçus pour la première fois Isabel. Cela me permet de dévoiler un détail curieux de cette apparition : comme la petite épouse du plus saturnien des poètes français, elle me regardait « sous une voilette ». Cette anamnèse est bien le fruit de nos divagations poétiques partagées, dont les figures absentes se révèlent soudain, comme l’on dit d’une photographie, « aux yeux clairs et cheveux de miel », sortie d’un bac à bain magique. Car, en effet, « ce n’est pas parce que la pièce est obscure qu’il faut renoncer à gratter notre petite allumette pour faire un peu de lumière.  »
      Ultime confidence pour toi André, en attendant que mon Isabelle revienne,  » io aspetto che rientri « , je vais lui choisir mes plus beaux outils, grain de papier et pointe fine, pour lui écrire une ultime lettre…une » lettera amorosa », naturellement.

      Meglio per te.

      Antonio T.
      cemitério dos prazeres
      « cimetière des plaisirs »
      Les Hauts de Lisboa

    • André Bellatorre dit :

      Merci pour cette réponse Jean Jacques D alias Antonio T à moins que ce ne soit l’inverse ce qui nous entraine plutôt du côté de Borgès et de ses vertiges. Merci aussi JJD cette fois pour l’indication de la nouvelle demeure du maitre le cimetière des plaisirs, un vrai poème…

    • Beato angelico dit :

      Un beau requiem metaleptique en hommage à Tabucchi ; la metalepse comme clé d’interprétation possible de l’univers nocturne tabucchien et ses nombreuses inconnues (le paradoxe, l’hybridation- avec la chauve-souris comme créature emblématique, l’incongru, la polysémie …).

      • André Bellatorre dit :

        Oui, un univers nocturne qui consonne avec notre sombre période . Heureusement il y a le charme de la lecture des oeuvres de AT de Requiem à Isabel, possible remède à la mélancolie.

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      Vais-je donc me résoudre à me rapprocher de ce Tabucchi dont j’ose néanmoins dire que le Requiem me tomba des mains au mot fin, me décourageant de chercher outre dans l’oeuvre du maître ès disparitions nocturnes ?
      Pardon, M’sieurs dames pour le sacrilège… je vais faire des efforts, promis, sitôt que les chauves-souris et leurs miasmes nous auront lâché les baskets…

      • André Bellatorre dit :

        Oui les chauves souris réelles ont mauvaise presse par les temps qui courent raison de plus pour préférer celles que nous propose Tabucchi elles sont plus volatiles et plus légères. Bonne lecture différée ou pas…

    • Fernando Soares dit :

      Écrire une lettre à l’adresse de Tabucchi, c’est prendre l’écrivain italien à son propre jeu ! Le jeu de l’envers naturellement…

    • BLANCHER dit :

      Quel beau texte! J’erre moi aussi en cette belle matinée confinée dans les cercles oniriques de Dante et de Tabucchi et j’esquive de la tête les battements d’ailes des chauves-souris !
      Camille Blancher

    • HEUREUX DE MON ANONYMAT

      « Dimanche j’irai dans les jardins,
      comme si j’étais les autres en personne,
      Heureux de mon anonymat »
      Álvaro de Campos
      alias Fernando Pessoa

      Les poètes n’ont pas de biographie
      Ils ne vivent que par instants
      Le temps de l’écriture
      ou du chant d’un poème
      présent passé et à venir.

      Ou pour mieux dire
      avec Antonio Tabucchi,
      les poètes portent en eux
      cette très subtile et paradoxale
      « nostalgia » :
      la nostalgie du présent.

      Nostalgie de nos existences futures
      qui n’existent pas plus
      que cet écrit baroque
      qui se penche en abîme
      sur cette perle rare
      unique irrégulière.

      Poètes de nulle part
      Pour que tous en aient leur part

      Ils sont cette ultime nostalgie heureuse
      Marquant à l’encre noire
      les braises de leur alphabet

      Et maintenant Amis
      Pessoa et Tabucchi
      Vous qui avez perdu toute apparence humaine
      Permettez-moi de me joindre à vous
      en cette taverne lisboète
      où l’on savoure un petit pastel de nata
      avec une giginha
      cette guigne à l’eau de vie
      qui nous donne la légère ivresse
      de l’immarcescible.

    • Sophie Chambon dit :

      Après une semaine première particulièrement éprouvante et pour les enseignants un télétravail plus que chronophage, je vous réponds André au sujet de la nouvelle Cinéma sortie en bilingue Cinema e altre novelle . Traduction Bernard Comment.
      On peut ainsi apprécier le style sobre et apparemment simple que Comment rend à la lettre.

      En fait ces nouvelles font partie de Petits malentendus sans importance. Titre tabucchien en diable…

      • André Bellatorre dit :

        Merci jean jacques pour ce poeme, bel hommage de la nostalgia de Tabucchi et Pessoa, merci Bernardo S pour cette référence précieuse au jeu de l’envers, merci Camille pour ces cercles oniriques qui consonnent avec ma lettre et qui se télescopent heureusement, merci enfin Sophie pour cette référence à ce texte de Tabucchi que je ne connaissais pas, je regarde la page de couverture : Marcello et Anita, la nostalgie nous fait signe à nouveau… je ne peux que le lire…Courage pour votre travail.

    • Renee calmettes dit :

      En ces temps un peu décourageants, je relis des romans de ma bibliothèque. Ainsi , je viens de terminer le Hussard sur le toit et Terminus radieux, de circonstance , puisque tous deux parlent du dérèglement de l’ordre du monde. Je suis plongée aussi dans le Trône de fer qui évoque les figures que nous avons aimées. Et puis il y a de petits textes, finement ciselés qui tranchent de manière métaleptique en évoquant une voix chère de l’atelier d’écriture, qui brassent avec humour la culture qui est la mienne, la notre , d’Hitchcock a Gene Tierney en passant par Tabucchi…

    • Dominique dit :

      Cher André,
      Je découvre seulement ta lettre à Antonio Tabucchi. À ce propos, je tenais à te faire part de choses bizarres.
      Ce matin, j’avais encore du mal à écrire et j’ai appelé le médecin. Il avait une voix blanche. Il m’a demandé de prendre un papier et une plume. Avec moi, il ne pouvait pas s’attendre à la moindre atteinte de théorétique. Canal carpien, il a dit, et de passer à son cabinet à la fin de l’épidémie.
      En raccrochant, j’ai pensé à occuper la fin de la matinée pour travailler cet après-midi. J’ai tout de même vérifié mon agenda et j’avais un rendez-vous. En effet, en face du chiffre dix, j’ai pu lire : bar du musée d’art ancien. À quand pouvait remonter cette inscription, où trouver un tel musée dans les environs ?
      Soudain, m’est revenu l’envie de découvrir le Surmol à l’ananas. J’avais lu, dans je ne sais quel guide de voyage, que le Barman du musée d’art ancien de Lisbonne avait passé sa jeunesse au Harry’s, de quoi m’assurer éventuellement une autre consommation digne de ce nom. Oui, mais comment s’y rendre incognito ?
      Pour le déplacement, je me suis adressée au Grand Persky, celui de Brooklyn. Sais-tu qu’il a mis au point un système à la portée de tous, pour un embarquement immédiat, depuis chez soi ? Et pour trois fois rien.
      À l’heure écrite, j’étais sur le lieu supposé du rendez-vous. Il y avait là un homme qui voyageait avec un saumon. Ça commençait bien.
      À son air écoeuré quand il déposa la boisson devant moi, je devinais que l’homme respectable qui officiait au bar était bien un ancien du Harrys. Bientôt, il me raconta son aventure et son retour au pays. Personne ne nous dérangea. C’est alors que j’ai pensé à la peinture de Jérôme Bosch et à ses diableries. Elle m’avait toujours laissée de glace, mais je ne pouvais pas passer si près sans aller la contempler.
      Le barman me conseilla de revenir à l’heure du déjeuner et m’assura que je ne craignais rien. Les entrées étaient filtrées et il n’y aurait que deux habitués. À mon retour, il restait une seule table, dressée face au fleuve. À quelques mètres, deux hommes déjeunaient en silence. J’allais rejoindre ma table. Nous nous saluâmes. L’un d’eux portait de petites lunettes rondes sur une fine moustache, un blazer pied de poule et un col roulé classique en cachemire. Le portrait de l’homme auquel tu as écrit. Il s’adressait à celui qui paraissait être son ami, un homme d’un autre siècle encore et j’ai cru l’entendre dire : Vous me semblez fatigué mon intranquille.
      Avec le tableau, je ne risquais rien, mais l’intranquillité, ça peut s’attraper n’importe où. J’ai trouvé une laverie. J’ai bien refermé la porte du hublot. Bientôt, le moteur tournait à plein régime.

    • bellatorre andré dit :

      Voilà une lettre qui résonne « bizarrement » avec AT c’est ce qui fait son charme et plus singulièrement encore avec « Requiem » à travers cette traversée de Lisbonne mais on trouve aussi de ci de là des signes vers Woody Allen et Umberto Eco. Un vrai plaisir…

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