Le futur homme mort erre durant un film entier, il fait un voyage de la vie à la mort, à train puis à cheval et finalement en barque.

La barque l’emporte vers la mer, l’Indien est un Charon d’Amérique qui le fait passer le plus doucement possible de vie à mort. Lui-même est tué au même instant qu’il tue, laissé sur le rivage, le tueur à gage cannibale sur la piste de Dead Man.

L’homme est l’homonyme d’un déjà mort. Do you know my poetry? Pour que ta poésie soit written with blood, tu dois apprendre à utiliser un gun.

L’Amérique de la conquête, vierge, est celle des guns. Les Blancs tuent les Indiens et se tuent entre eux, se disputent les prostituées à coups de gun, lancent des mercenaires à la poursuite de meurtriers et les mercenaires se tuent entre eux.

Seul un Indien essaie de rappeler un homme à la vie, tente de soigner, avec des plantes sauvages, mais la balle est logée trop près du cœur.

De toute manière William Blake est déjà mort. Le poète est déjà mort, et son homonyme n’en porte que le nom, n’écrit aucune poésie.

Seul l’Indien porte la poésie à bout de bras, dans la forêt et la neige, dans un périple hallucinatoire.

Avec le cinéaste, qui mêle les hallucinations et met un crâne de mort à la place du visage enfantin d’un Johnny Depp si jeune que la mort s’en joue.

Le noir et blanc choisi et revendiqué hurle la neige et accentue la dichotomie vie-mort.

Ente vie et mort naviguent le faux poète et l’Indien.

Dans la mort sordide errent les trois mercenaires avant d’être tués par l’un des leurs.

La prostituée vend des fleurs de papier plus fragiles qu’un cœur, près duquel vient se loger la balle tirée sur William Blake.

Un nom de poète mort et immortel ne protège pas de la mort.

Les fleurs de papier de toute manière sont tombées dans la boue quand l’ivrogne sortant du saloon bouscule la prostituée méprisée, dans un monde sauvagement masculin et machiste.

Lorsque notre héros voyage en train, son visage juvénile et intellectuel orné de lunettes, contraste avec des visages de trappeurs façon redneck, qui le dévisagent tel un Alien.

Dead Man dans la neige dort lové contre un faon mort.

La mort partout surplombe la sauvagerie de la nature noire et blanche. Les chevaux traversent des forêts inviolées où l’homme blanc peu à peu apporte la mort, des humains comme de la nature. Lorsque William Blake traverse la cité terminus du train fantôme, se lit dans la boue ambiante le revers d’une cité soi-disant civilisée mais à bout de souffle, dans la misère et la crasse, dont la rue principale suinte de miasmes effroyables. Un marchand de cercueils fabrique en les peaufinant les cercueils indispensables. Vous êtes en route vers l’enfer, et la mort lui souffle-t-on dès le train.

La vie est un voyage vers la mort, en train, à cheval, en barque.

La barque alors dérive vers la mer.

L’Indien a confortablement installé l’homme blanc sur un lit de branchages au fond de la barque sortie de toutes les mythologies, antiques ou indiennes.

L’Indien s’appelle Nobody, et là un certain Ulysse se mélange aux errances d’un Indien sans peuple, transplanté telle bête de foire en Europe, éduqué aux vers d’un poète européen avant de repartir en Amérique et de devenir le paria des siens qui ne croit pas ses récits d’Europe. Du mythomane à la mythologie, les deux parias errent alors à cheval dans la forêt, en voyage vers la mort souveraine.

Alors Dead Man parcourt le village indien, en parallèle avec la cité des Européens (dont le nom Machine annonce la civilisation industrielle destructrice de la nature, écocide par définition). Sa marche trébuchante de mourant hallucine tous les visages qui l’escortent vers sa dernière barque. Moitié délirant, il traverse la tribu qui le dévisage, la caméra se heurte à sa marche titubante, après avoir traversé la ville Machine de l’homme blanc il traverse le village indien qui sera promu à la destruction, tandis que l’industrie prospère continuera de prospérer, même s’il n’a pas été embauché comme comptable (l’homme blanc compte ses sous tandis que l’Indien tâche de soigner les blessures avec les plantes souveraines). De toute manière un homme portant nom de poète ne saurait être embauché dans l’industrie sidérurgique.

Xebeche, « he who talks loud saying nothing ». Le contraire de la poésie.

L’Indien et le mercenaire blanc cannibale se tue l’un l’autre au même moment. A égalité meurent l’Européen et le natif Américain.

Dead Man vent de mer les yeux au fond de la barque et de se laisser couler dans la mort sommeillante sur les eaux du fleuve l’entraînant vers la grande mer.

Mais Nobody n’aura pas la ruse d’Ulysse pour se débarrasser de l’homme blanc comme son ancêtre du cyclope. Nobody deviendra la situation de l’Indien dans l’Amérique colonisée, il ne sera plus personne dans son propre pays ; colonisé de l’intérieur, dépouillé de lui-même avant d’être parqué.

L’Indien s’accouple avec une Indienne et disparaît quelque temps. Cela ne servira à rien. L’Indien est mort comme Dead Man.

Le noir et blanc charrie la mort aux confins de la vie des fleuves et des mers. Le noir et blanc bouleverse forêts et neiges, visages blancs et visages indiens, autochtones et européens avides. L’Indien prend les lunettes de William Blake, dont le regard flou chavire dans le silence, puis il les troquera et « do you know my poetry » demande notre héros chétif avant de tirer sur ceux qui le poursuivent pour la prime.

Sa tête est mise à prix sur toutes les affiches clouées sur les arbres de la forêt. Même les catholiques, surtout les catholiques n’auront pas pitié de lui.

L’Indien ne le sauve pas, on se refuse au happy end édifiant et moralisateur, juste lui permet d’accéder à la mort la plus vivable. L’Indien se fait passeur, Charon indéfectible ornant la barque de branchages confortables, avant que fleuve et mer n’emportent toute chair.

Avec du sang on se bariole le visage de traits et on tente la poésie contre la sidérurgie. Pour cela il faut passer du côté des Indiens, car avec les Européens futurs rednecks aucun emploi de comptable n‘est possible. Dans l’univers machiste et industriel en construction toute prostituée ne sera qu’une marchandise avilie et poussée dans la boue, avec ses fleurs de papier. La ville Machine expulse notre héros dans la forêt avec le faon mort, où les arbres tâchent de cacher le condamné à mourir par l’industriel dont il a tué le fils féminicide.

Femme, poète et Indien sont les condamnés ultimes de la société industrielle balbutiante. Femme poète Indien et forêt mourront sous les assauts de l’homme blanc.

Do you know my poetry? La poésie est écrite avec le sang.

La barque avale le mort dans le Léthé imperturbable.

Demain la machine sera sans visage. Elle explorera l’inutilité humaine. L’Indien sera le passeur impassible et le poète n’aura plus de mots écrits. Il apprendra à utiliser les guns pour se défendre de l’humaine condition, il n’aura plus de femme que prostituée la veille de sa mort, et sa condition brûlera les images d’un cinéma maudit.

à propos de Dead Man, Jim Jarmusch, 1995.

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