Le Casino Badia, le Majestic, le Sémiramis, l’Eldorado, l’Alhambra : dans ce gros livre à la croisée du roman graphique, du « je me souviens » poétique, de la fresque historique, clignotent les enseignes des cabarets du Caire des années 30-40. La métropole arabe grouille d’une intense vie culturelle où se côtoient danseuses du ventre, acteurs et actrices, réalisateurs, chanteuses et chanteurs, femmes fatales et dandies gominés, mais aussi diplomates, ministres, journalistes, militantes féministes, frères et maris jaloux, militaires. On croise le roi Fouad et le prince Farouk, la reine Nazli, le général De Gaulle et son contact britannique Edward Spears, Nasser. Dans les volutes de tabac ou de haschisch, le whisky coule à flots, on flambe, on peut mourir d’overdose de cocaïne, ou bien de noyade, de jalousie, d’intrigues non élucidées.
En 125 chapitres d’une page, l’autrice et dessinatrice Lamia Ziadé nous emmène dans tout le Moyen-Orient, de l’Égypte à la Syrie en passant par le Liban et la Palestine. Elle raconte surtout les mille péripéties des chanteuses Asmahan et Oum Kalthoum. Elle suit aussi les traces des danseuses Badía Massabni, Samia Gamal ou Leïla Mourad, des journalistes Rose El Youssef et Mohamed El Tabei, du poète Ahmad Rami, de la chanteuse Fayrouz, des chanteurs Mohamed Abdelwahab et Farid El Atrache, des musiciens Mohamed El Qasabgi et des frères Rahbani.
Dans une trame qui tour à tour suit ou bouscule la chronologie, on traverse toutes sortes d’événenents de la petite ou de la grande Histoire comme la révolte arabe de 1917 contre l’Empire ottoman, les manifestations féministes de 1923, le canal de Suez, la création de l’État d’Israël, la guerre du Liban.
Le récit est discrètement à la première personne, quand la narratrice repasse sur les lieux dont la splendeur passée a laissé place à des ruines (la villa Asmahan à Beyrouth) ou à des centres commerciaux (le Casino Opéra au Caire). Les grands-parents de la narratrice ressuscitent l’époque bouillonnante où une paysanne du delta du Nil pouvait devenir l’Astre de l’Orient et une princesse druze libano-syrienne une star adulée, une chanteuse jalousée ou une espionne détestée.
Pour tracer cette fresque, plusieurs centaines de gouaches offrent de la couleur locale : le jasmin, les orangers, les grenadiers et les frangipaniers, mais aussi les coupons de tissu et les belles robes, les oiseaux et les fruits, les ouds et les qanouns, les ongles vernis et les yeux de biche, les femmes voilées ou pas et les hommes en tarbouche ou en smoking. Les images font découvrir les arcanes de la musique arabe et nous font entendre ce qu’est le tarab, cet exceptionnel moment d’extase musicale offert par les voix de Farid ou d’Oum Kalthoum. Le dessin naît de la forme, des aplats, donnant aux personnages sans yeux ou sans nez l’air fantomatique des souvenirs. Des réminiscences de Matisse, des couleurs de photos passées et de cartes postales délavées, un entrelacs de calligraphies arabes ou occidentales font comprendre graphiquement quelle métropole métissée était Le Caire où une danseuse pouvait s’appeler Taheya Carioca, et où un film pouvait mêler musique arabe et opérette occidentale. Le lecteur navigue entre enseignes lumineuses de night-clubs, étiquettes de disques, titres de journaux, affiches de films et de publicités, unes de journaux, logos de radios et de studios de cinéma, génériques de films, paquets de cigarettes, et portraits impressionnistes de ces grandes figures d’artistes.
Comme la narratrice, on déambule dans un prisme de textes et de dessins, sorte de kaléidoscope où se mêlent souvenirs de famille et souvenirs d’enfance, éléments biographiques épars qui recréent comme dans un puzzle pastel ou sépia soixante ans d’une recherche du temps perdu moyen-orientale.
Ô nuit, ô mes yeux, par Lamia Ziadé, P.O.L., 2015, 574 p., 39,90€