Le cinéma qui prend pour héros un pneu ne fait pas pour autant abstraction de l’humanité de son objet.

Le pneu personnifié dort la nuit, a des mimiques subtiles mais réelles, se met en colère, vibre et tue. Bref, il se comporte comme un humain disharmonieux.

Il emprunte les routes pour rouler, il épie une jeune femme entrée dans un motel, il assassine, il est le serial killer que les flics tentent d’attraper (Is it black, demande un flic, tandis que le shérif ridicule surjoue son rôle de shérif).

Quand un réalisateur français fait un film américain, il surjoue l’Amérique, shérif, motels, serial killers, course-poursuite de voitures de flics toutes sirènes hurlantes.

No reason, quand Adèle Haenel cherche un sens dans Le daim, tâchant d’expliquer des rushes pris par hasard, sans art, dans la précipitation accélérée du caméscope.

No reason, martèle le shérif, dans le cinéma comme dans la vie.

Le pneu tue sans raison, la mort avance sans raison, dans l’absurdité de tout. Il tue un scorpion, un oiseau, des hommes et des femmes, il tue ce qui passe sur son chemin, les clients du motel.

Et le film intègre ses spectateurs, pour mieux les tuer aussi.

Armés de jumelles, dans le désert ils suivent des yeux, au début un enfant explique qu’il y n’a pas assez d’action, puis commence à accrocher quand le pneu tueur se décide enfin à passer à l’action, après un réveil lent, sorti du sable du désert.

Mais l’organisateur ridicule empoisonne ses spectateurs (hormis l’un, qui refuse de manger la pintade tuée puis empoisonnée), l’organisateur s’empoisonne lui-même. Du coup, à cause d’un spectateur, le shérif explique aux flics qu’il faut continuer l’opération, qu’on doit continuer de jouer, car on est encore observé par une paire de jumelles – ce à quoi ils répondent que de toute manière on continue, feignant de n’être pas acteurs, ou acteurs d’eux-mêmes.

La mise en abyme du cinéma s’autodétruira sans raison. Le groupe de touristes parodiques parés de jumelles démultiplie non pas la vision mais le voyeurisme accidentel.

Une voiture dès le début a brisé les chaises installées, et les spectateurs doivent demeurer debout, envers et contre tout.

Sorte de western amoché, où le shérif insiste sur le no reason de tout acte (dans la vie comme au cinéma), on n’organise plus que la chasse au pneu, désert, scorpion, motel.

Roadmovie réduit à l’essentiel, le pneu qui roule.

A la fin le pneu explosé se métamorphose en tricycle, personnifié, bientôt suivi par d’autres tricycles, prenant la route après le carnage.

Le roadmovie se caricature lui-même.

Les humains sont enfin sortis de l’écran, le serial killer a eu raison de tant d’humains inutiles.

Rubber déploie le cinéma minimaliste d’un cinéaste français perdu dans le désert américain. Hollywood sur la colline, à la Mulholland drive. Mais Hollywood déconstruit, réduit à une épure (meurtres, routes, shérif et flics).

Quentin Dupieux accentue Hollywood pour mieux le déconstruire.

Après nous restons étonnés, d’avoir durant plus d’une heure suivi des yeux les aventures d’un pneu abandonné dans le désert, dans une bourgade totalement improbable.

No reason.

Non pas un absurde métaphysique, mais la déconstruction résolue du cinéma en tant que genre, en tant que spectacle. Déconstruire non pas la métaphysique mais l’art seul, l’art même déconstruit restant seul témoignage valable d’une humanité encore réelle en ce début de millénaire.

A propos de Rubber, Quentin Dupieux, 2010.

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