MARY’S IDEAS

UMLAUT BIG BAND plays MARY LOU WILLIAMS

Label Umlaut records

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Mary’s Ideas : Umlaut Big Band plays Mary Lou Williams | Umlaut Big Band | Umlaut Records (bandcamp.com)

Le jazz reste encore trop souvent masculin et la femme, fatale comme dans le roman et le film noirs. Quand le jazz est abordé sous l’angle des femmes, elle est admiratrice, inspiratrice, compagne, ou créature idéale, donc rêvée («Laura» alias l’inoubliable Gene Tierney par Charlie Parker avec un ensemble de cordes, ou encore «Audrey»(Hepburn) pour le quartet du pianiste Dave Brubeck et Paul Desmond). Quand on parle des femmes dans le jazz, aujourd’hui encore, ce sont les chanteuses qui occupent toute la place, ce sont elles, les véritables stars.

Nombreuses furent les instrumentistes pionnières à avoir contribué au développement de cette musique, souvent pianistes. Ce sont elles qui ont ouvert la voie, défriché le terrain pour les musiciennes d’aujourd’hui, dont le nombre est en augmentation constante. Dans cette longue marche, jolie formule de JP.Ricard, célébrons les tentatives de réévaluation de ces jazz women dont le nom nous est souvent inconnu.

C’est le portrait exceptionnel d’une femme de jazz qui avait tous les talents, pianiste, compositrice et arrangeuse, Mary Lou Williams. Elle avait deux handicaps, sa couleur et son sexe dans un milieu machiste et une Amérique ségrégationniste. Contrairement à Nina Simone, qui ne put jamais se satisfaire de l’écart entre ce qu’elle aurait souhaité et ce qu’elle obtint, Mary Lou Williams, consciente elle aussi de sa valeur et de son talent, ne renonça jamais à faire connaître son travail. Elle a traversé l’histoire du jazz, évoluant avec cette musique sur près de cinq décennies, reprenant ses compositions, les réécrivant dans un ressassement étonnant, “a work in eternal process and progress”. Si son oeuvre enregistrée est plus que fragmentée, elle a obstinément gardé toutes les traces possibles de son travail qui exprimait son point de vue sur l’histoire du jazz dont elle s’estimait partie prenante.

Cet acharnement devait porter ses fruits, puisque ses archives personnelles, léguées à l’Institute of Jazz Studies de Newark (New Jersey) furent la source du travail époustouflant de collecte et de reconstitution de deux saxophonistes Benjamin Dousteyssier et Pierre-Antoine Badaroux, également directeur artistique de l’Umlaut Big Band créé en 2011. Ce grand ensemble de quatorze musiciens fait danser sur l’histoire du jazz, en s’intéressant à la musique des premiers grands orchestres souvent oubliés. Composé de jeunes musiciens issus du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, qui n’ont pas toujours l’étiquette jazz, mais sont habitués à se frotter aux musiques expérimentales, contemporaines et à l’improvisation. Avec cette réhabilitation d’une des grandes ladies du jazz, “first lady” même, si on oublie chronologiquement la pianiste Lil Hardin, première épouse de Louis Armstrong, l’Umlaut Big Band montre que les jazz women n’ont rien à envier à leurs collègues instrumentistes masculins…

L’oeuvre de Mary Lou est reconsidérée sur ce double album, découpée en chapitres thématiques et non chronologiques, qui détaillent son rapport au Blues, sa participation à l’école de KayCee (Kansas City), la réinvention d’oeuvres anciennes au titre explicite de New Bottle, Old Wine, ses arrangements pour Duke Ellington qui lui commanda des pièces qu’il paya rarement et enregistra tout aussi peu, alors qu’il la considérait comme “en avance sur son époque”; s’il se montra particulièrement ingrat, on peut se fier à son jugement. Pionnière, avant-gardiste post moderne en un sens, elle fut repérée heureusement par le génie du bop, Dizzy Gillespie qui n’hésita pas à l’engager dans son orchestre. Sa conception de l’écriture visait à la transmission d’où une séquence dénommée Eternal Youth, ayant à coeur de jouer pour les plus jeunes. Elle recevait et encourageait nombre de musiciens comme Bud Powell et T.S Monk dans son petit deux pièces de Harlem (Hamilton Terrace ) et elle sut toujours s’imprégner de la musique autour d’elle, réinventant blues, stride des origines et boogie.

C’est ce travail de compositions qui résonne à nos oreilles quand on écoute le son naturel des 2 CDs enregistrés à la Philharmonie de Paris, dans une configuration proche de celle des concerts, tous les musiciens ensemble, sans casque, préservant ainsi l’équilibre acoustique du big band!

Un sacré travail de répartition en petites suites thématiques de 4 à 5 titres, soit 2h 30 de musique en trio, big band et orchestre de chambre constitué pour la Zodiac Suite, douze portraits de proches, d’après leur signe astrologique! Des pièces particulièrement intéressantes, de forme libre, dans lesquelles le rôle de Mary Lou est central, le piano faisant toutes les transitions. Aidé de l’apport inestimable de toutes ses archives, manuscrits, correspondances, bandes, l’orchestre rend à merveille ce travail de reconstitution, recoupant à partir d’indices (le même papier, la même formation) et réécrivant d’après ces griffonnages sur feuilles volantes, des pages sans titre ni date parfois… Un travail de limier musicologue et d’arrangeur recomposant un puzzle compliqué. Sa manière plutôt originale de composer continûment magnifie le pouvoir du jazz : on est éberlué devant ce qu’elle arrivait à créer depuis son lit, dans le plus grand désordre parfois, car si Mary Lou reprenait obsessionnellement ses compositions- Coltrane ne fera-t-il pas de même?- elle n’écrivait que des esquisses pour ses propres parties de piano par exemple.

Avec l’Umlaut Big Band, cette musique du passé ne contredit pas une musique de création sophistiquée, évolutive, actualisée. L’orchestre rend merveilleusement les audaces sonores, l’évolution par exemple du premier “Mary’s idea” de 1930 en trio, pleine de rythme, de vigueur à la dernière version bop, totalement transformée de 1947 pour big band! A la fin de sa vie, elle joua même du free jazz, se livra à un “duel” avec Cecil Taylor dans une version pour deux pianos, explorant les sonorités de l’instrument. Absolument stupéfiant est le travail entre les premiers enregistrements des années trente (elle a alors vingt ans) pour faire danser le public et ce “Rosa Mae” final de 1978 aux accents funk! On a changé d’époque mais Mary Lou crée toujours, comme ce “Medi N°2”, un arrangement de 1978,  blues modal post coltranien avec une telle liberté par rapport à la pulsation. Elle s’enorgueillait de ne pas ressembler aux autres musiciens qui traversaient le temps sans changer de style. Le jazz est une musique improvisée qui ne devrait jamais se répéter. Pourtant elle n’a jamais cessé de jouer certains thèmes, les redécouvrant à chaque fois, comme pour la première fois. Le jazz musique de l’inachèvement?

Saluons les artistes de l’Umlaut qui ont redonné vie à la musique de cette grande dame du jazz. C’est un portrait inédit, une biographie musicale que nous avons la chance de découvrir. Sa musique audacieuse sort enfin de l’oubli et de valeureux musiciens rendent ainsi justice à l’une des leurs, donnant une vision d’ensemble de son oeuvre : ils font ainsi réparation à Mary Lou qui, au paradis des musiciens, dans la section jazz, doit écouter rassérénée ce bel orchestre français.

Mary’s Idea (1930) – YouTube

Just an Idea (Mary’s Idea) – YouTube

6 Commentaires

  • Ariane Beth dit :

    Merci pour cet article fort intéressant, Sophie. Les femmes chanteuses et la maîtrise des instruments aux hommes, à elles la voix et le corps, à eux la pensée organisatrice et la création : un « standard » du phallocentrisme ou je ne m’y connais pas … Alors bravo de rendre justice à Mary Lou, à son talent, sa créativité et sa force. Une sacrée dame que tu nous fais découvrir là.

  • Jean-Jacques Dorio dit :

    Mary Lou Juste une idée De pulsation Et d’immersion Dans des esquisses De pièces pour piano Toujours fortes et brodées De leur côté inachevé Mary Lou Williams Marie Lou de Guillaume Apollinaire C’est la musique qui sautille Merci de nous la faire découvrir Sophi-e

  • Sophie Chambon dit :

    Le swing est traduit par « balancement » en général; quelque chose d’irrésistible qui pousse à se remuer, se secouer; les pieds s’agitent, ne tiennent plus en place, les bras non plus si on est bien synchronisés; ça (vous) remue, ça pulse, vous voyez où je veux en venir? Il y a dans votre poème qui jazze ce mot que je vous chiperai dorénavant volontiers. SAUTILLER. Les pieds, s’ils frappent le sol ne glissent, ni ne tournent avant d’avoir sauté, sautillé…et même sur place. Si on s’ élève, on retombe vite- on n’est pas dans la lévitation, mais le plaisir est intense.

    • André Bellatorre dit :

      Grand amateur de la poésie d’Apollinaire et donc de Lou j’ai apprécié cet article sautillant à souhait et déniaisant pour les béotiens en matière de Jazz.

  • Jean-Jacques Dorio dit :

    MARIE

    Vous y dansiez petite fille
    Y danserez-vous mère-grand
    C’est la maclotte qui sautille
    Toute les cloches sonneront
    Quand donc reviendrez-vous marie

    Guillaume Apollinaire

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