Figure d’un altiste bien-aimé, Pierrick PEDRON

Si on prétend connaître un tant soit peu ce splendide altiste qu’est Pierrick Pédron, à chaque nouvel album, on se trouve confronté à un tournant. Pédron n’a jamais souhaité rester dans le même sillon, où il excelle(rait) pourtant comme dans son formidable Deep in a Dream. Il n’a pas peur de s’engager dans un projet étrange, voire invraisemblable. Il ose et le résultat est à la mesure de l’entrain qu’il met à l’ouvrage, avec des changements radicaux de sonorités, un art maîtrisé des collages et du montage au sens cinématographique. Ainsi,  à chaque nouvelle expérience, se tourne une page décisive du livre de Pédron,  moment d’une carrière jamais annoncée, mais qui se construit sûrement, se fortifiant de tentatives qui façonnent les diverses facettes de Mr 2P, l’altiste bien-aimé.

Commençons par nous régaler avec cette pépite dénichée par un ami de Jazz Magazine : il reprend à l’endroit, puis à l’envers le “Count Down” de Coltrane. Il aime déconstruire comme les grands jazzmen, dans n’importe quel sens, puis « remonter » la pièce comme  avec les bagnoles dans un casse! Quand il regarde les partitions, il voit, imagine “des cellules de notes qu’on peut lire à l’endroit, à l’envers”, une curieuse géométrie spatiale, une énigme à résoudre….

Pierrick Pédron – Countdown (Rewind) Part 1 – YouTube Pierrick Pierrick Pédron – Countdown (Rewind) Part 2 – YouTube

La rencontre musicale :  la révélation de Deep in a Dream

On se souvient peut-être de Deep in a dream, son troisième album, pour lequel il traversa l’Atlantique en 2005, pour rencontrer le pianiste Mulgrew Miller. L’altiste rendait hommage aux standards, à ces merveilleux thèmes que sont “Lover”, “Change partner”, immortalisés par Sinatra. Quand on connaît la mélodie, il est plus aisé de se rendre compte du travail accompli. Pédron entraîne son alto dans le chant du désir plutôt que dans l’aveu de la plainte et nous fait partager son plaisir à interpréter ces pièces qui parlent d’attirance et d’abandon. Un silence admiratif suivait après l’écoute de cet album enregistré spécialement à New York au «Systems Two» de Brooklyn avec Mulgrew Miller, formidable pianiste, Lewis Nash, batteur non moins confirmé, sans parler du « frenchy », l’impeccable Thomas Bramerie, contrebassiste alors installé à New York.

Si on a parfois qualifié Pierrick de «bopper survitaminé», cette formule ne nous paraît pas des plus justes, mais en France, on aime appliquer une étiquette qui va coller comme un sparadrap! Le saxophoniste a de la fougue et de l’expressivité à revendre, mais il serait inexact de ne voir en lui qu’un représentant, même éclairé, d’un courant qui a fait ses preuves. Sa musique avance sans nostalgie aucune, et il est de ces musiciens qui entretiennent l’héritage, le patrimoine collectif, sans figer pour autant l’évocation du passé.

Démonstration?

Retour à MONK: Kubik’s Monk

On pouvait avoir peur : s’attaquer au roc aride et tranchant, revenir à ce géant bancal et inimitable? Avec Franck Agulhon, Thomas Bramerie, l’une des très belles rythmiques jazz françaises d’alors, Pierrick Pedron fait entendre  sa version de «Who knows» qu’affectionnait Steve Lacy, «Ugly beauty», «We see», «Trinkle, Tinkle», l’étonnant «Skippy». Rejouer sans piano ces petites pièces, pas faciles du tout, exige de rentrer dans la logique de Monk, de reproduire en l’adaptant une architecture complexe, une «toile en trois dimensions» à la façon des cubistes. «L’ermite» Monk va loin dans son souverain mépris des règles, ne suivant que son «tempo intérieur», car «rien n’est carré, tout est de guingois…La tyrannie de sa mélodie singulière est totale, et l’improvisation, plus que jamais est totalement asservie». C’est Laurent de Wilde, expert-es Monk qui l’écrivait dans un livre référence sur Thelonius!

Le résultat est une musique d’une lumineuse «évidence» qui respire et s’épanouit comme dans ce titre justement. On retrouve les envolées toujours très lyriques de Pierrick Pedron et sa généreuse sonorité. Le chant monkien resurgit dans la musique du trio, sans que cela ne ressemble à un énième hommage ou «tribute» de plus.

Une performance totale : Cheerleaders

The artist who swallowed the world(Erwin Wurm, 2006).

Pierrick change brutalement de cap avec son oeuvre la plus personnelle, la plus ambitieuse, la moins comprise aussi à ce jour. Cheerleaders, toujours chez Act en 2011, est un album qui sonne plus rock progressif que jazz. A nouveau sous influence, Pédron joue sans sectarisme, ni esprit de chapelle. Il connaît la chanson et toutes les musiques. Cheerleaders prolonge son rêve de vie musicale, cohérent dans sa construction, un concept-album comme à la belle époque avec un mixage privilégiant le son de groupe. En bon leader, il a su s’entourer: à son sextet, son premier cercle, le pianiste arrangeur Laurent Coq, le contrebassiste Vincent Artaud, les batteurs Franck Agulhon et Fabrice Moreau, le guitariste Chris De Pauw (très pop), est associé une fanfare musclée, un Brass Band de 17 cuivres et un choeur de voix féminines dont celle d’Elise Caron sur le premier titre, mystérieux Esox-Lucius. [Les amateurs de pêche et les pêcheurs, espèce dont fait partie Pierrick, savent qu’il s’agit d’un grand brochet des lacs et rivières]. Du rock, de la pop mais avec cette fanfare qui semble toujours démarrer de façon intempestive, Pierrick réveille des souvenirs de la protohistoire du jazz qui fait retour dans la ballade «The Mists of time» où l’altiste est impérial. Ce projet pharaonique lui fut soufflé par la vidéaste/photographe Elise Dutartre: raconter une tranche de vie en 9 plages, d’une figure totalement inventée, une majorette (d’où le titre «Cheerleader» en anglais). L’aspect visuel ne sera pas négligé dans les clips et sur scène (on a pu voir une authentique performance, un vrai “live” sur des scènes comme le Cloître des Carmes à Avignon). Cet enchaînement de “short stories” un peu mystérieux est une création de chaque instant qui se met en place sous nos yeux. Chaque nouveau concert révèle les richesses de la partition, comme un intertexte, un labyrinthe où on s’avance avec plaisir. Ce spectacle total gagne à se parer de mots et d’images, car la musique suggère des visions qui ne demandent qu’à être complétées sur scène,  accompagnant le cinéma virtuel qui tourne dans nos têtes (le monde des «marching bands», des ragtimes, du cirque à la Nino Rota pour Fellini, des studios hollywoodiens  « These boots are made to walk on » ).

Pierrick Pédron est vraiment un artiste complet qui peaufine chacune de ses réalisations, prend son temps pour réunir les meilleures conditions d’enregistrement, s’entourer des partenaires les plus adaptés, les laisser dans une liberté surveillée, jouer enfin sa musique.

Un anniversaire qui compte : New York Sessions 50/50

Ce qui se vérifie, une fois encore, avec son dernier opus 50/50, un vrai-faux double CD, enregistré à Paris et à New York qui sortira en deux temps. Les vraies New York Sessions sont sur Gazebo, le label du fidèle Laurent de Wilde, réalisateur-conseiller artistique qui ne peut résister à “un vrai disque de jazz”.

Laurent de Wilde vous présente FIFTY-FIFTY NY SESSIONS – PIERRICK PÉDRON – YouTube

Pierrick est reparti « over the rainbow » en janvier 2020, en pleine pandémie, à New York pour enregistrer sa musique, avec la fine fleur de la rythmique américaine. Pierrick qui aime se mettre en danger, a su très vite s’imposer puis conquérir l’équipe qu’il avait castée, Sullivan Fortner au piano, Larry Grenadier à la contrebasse, Marcus Gilmore aux drums (le petit fils de Roy Haynes !). Il a trouvé des partenaires qui l’ont suivi, en donnant le meilleur d’eux mêmes pour une musique qu’ils connaissent presqu’instinctivement. Le jazz vient de là-bas tout de même. Dans 50/50, véritable retour aux sources jamais rétro, mais premier bilan (les cinquante ans), on le retrouve comme on l’aime, du vif-argent, dès le démarrage comme un boulet de canon, avec ce “Bullet T”. Si certains prenaient, avec le Duke, le “A train” dans le passé, le quartet a gagné encore en vitesse, en prenant le TGV nippon, le Shinkansen. Et ça dégage!Mon petit cadeau, lecteur-auditeur, pour l’anniversaire de Pierrick : Bullet T Feat Makiko Kato – YouTube

C’est l’album de l’équilibre d’où la photo de Pierrick sur les rails…  Et il risque tout dans sa construction. Pierrick Pedron a une vraie passion pour le Japon, terre de jazz par excellence et beaucoup de ses thèmes ont ce parfum d’origine de ce “Bullet T” déchaîné et hyper rapide à l’image du shinkansen, à “Origami”, “Mr.Takagi”, “Mizue”, sans oublier les cerisiers (qui sont roses au pays du soleil levant), les “Sakura” évidemment au moment béni des “cherry blossom” entre mars et avril; ce qui donne lieu à la cérémonie de « Hanami » où les Japonais se réunissent  sous les arbres pour contempler les fleurs. Après une introduction de près de 2 minutes au piano, “Sakura” fait entendre un alto sensible, jamais éploré, un chant souple et éloquent, voluptueux. Quand Pierrick Pédron embouche son sax, avec son vocabulaire, son phrasé, son lyrisme à fleur de peau, sa sincérité sensuelle, son timbre soyeux, tout passe!

A suivre 

Bien que fidèle au bop de ses débuts, (au Petit Op’ aujourd’hui disparu), amoureux de Charlie Parker mais aussi de Sonny Stitt, Pierrick Pedron ne veut pas se focaliser sur ce style, qui lui sert de carburant, il reste ouvert aux influences, aussi bien jazz que pop et rock, comme il l’a prouvé dans toute sa discographie. Il aime le Floyd du premier mitan des années 70, Depeche mode, The Cure et Robert Smith ( il l’a montré dans Kubik’s Cure), Oum Kalsoum ( Omry). Ne serait-il pas possible de trouver au contraire une unité dans sa musique, son jazz, au-delà de la diversité même des styles?

Pierrick n’attend pas que le monde vienne à lui, sa séduction n’est ni tranquille ni douce, elle emporte forcément l’adhésion par une urgence, et une intensité jamais fabriquées. C’est qu’en prenant des risques, il se livre. C’était assurément un nouveau challenge que de travailler avec ces trois Américains-là, à la complicité indiscutable. Avec ces fines gâchettes du cru, il s’est offert une expérience tonique, une cure de jouvence. Une recette infaillible jouée avec conviction et foi. Que demander de plus? La suite, les Paris Sessions qui sortiront en automne 2021, et furent enregistrées à Paris, avec une équipe française. Une aventure à découvrir, sur la piste de la Motown.

3 Commentaires

  • Laure-Anne F-B dit :

    Toujours brillant et enthousiaste, bravo, Sophie… compliqué de repérer les jeux avec les standards. Le saut vers le Japon via le clip et tes sakuras m’émeut, mais la fébrilité shinkansen de ce que j’ai entendu serait presque trop pour mes nerfs, n’était la perfection veloutée du son des instruments…

  • Sophie Chambon dit :

    Je ne pouvais laisser passer, filer comme le bullet train, ces références évidentes et en même temps incontournables pour tous les Japonais et voyageurs étrangers…Je savais, de plus, que tu y serais sensible 😘

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