EN ECOUTANT, EN REGARDANT 

Slow et Puissance de la Douceur.

 

Je sais que cela va vous paraître étrange mais il est conseillé parfois de prendre des notes pendant un concert. C’est ce que je fais en tous les cas. J’ai retrouvé ainsi des carnets, des cahiers parfois très anciens, échos de moments complètement oubliés. Le déclic opère quand je relis ces pages, revient en bouche le goût d’une madeleine, des fredons rejouent à l’oreille, des visuels surgissent, des arrêts sur image. Tant il est vrai que « le meilleur moyen d’écouter du jazz, c’est de le voir ».

Ça peut revenir surtout si vous avez inscrit la date, le lieu et le nom des musiciens. Peut être pas comme ces experts qui mémorisent l’Odyssée dans son intégralité, mais cette musique improvisée a tout d’une épopée parfois. Le temps devient alors tout relatif tant il s’étire et se contracte à loisir…

Rembobinage à partir d’un carnet de notes

La dernière page de notes gribouillées remonte à mon dernier concert live. En ce week end de l’Ascension, toujours emblématique de la saison estivale à venir, qui aura jeté 12 millions de Français sur les routes, se tenait le dernier concert de la saison jazz d’une salle de concert aixoise. La vaillante petite équipe, sur le pont cette année encore, en dépit des bouleversements et réajustements plus que fréquents dus à la pandémie, était heureuse d’accueillir enfin le quartet Slow du trompettiste-bugliste Yoann Loustalot, maintes fois reporté. Le sort semblait s’acharner puisque, quelques heures encore avant le concert, rien n’était sûr, le pianiste et co-leader ayant déclaré forfait, frappé par le Covid. Si les Français semblaient avoir tourné la page, les contaminations n’avaient pas cessé pour autant et les malchanceux covidés ne se remarquaient même plus, comme s’ils l’avaient attrappée au mauvais moment, cette fichue Covid. Car l’avoir en mai 2022, ce n’était plus d’actualité, ce n’était plus un sujet. Pas que l’on tienne à se distinguer ou à être absolument original mais on était irréfutablement à contretemps. Tout va tellement vite que même la pandémie semblait être passée de mode.

Ce qui pourrait ressembler à un aparté inutile entre pourtant dans le sujet de la chronique…

Pour assurer le concert, il fallait trouver un pianiste jazz, ce qui ne court pas toujours les rues d’Aix-en-Provence : par chance, un pianiste belge confirmé répondit présent et s’acquitta fort bien de sa tâche, ma foi. Il avait su entrer dans l’histoire du projet, initialement conçu par le duo de leaders, se fondre dans la musique du groupe avec une belle humilité.

La pochette du CD, le répertoire du quartet, certains titres comme “Vers le Nord”, “Fjords” traduisent un tropisme vers un jazz nordique, un voyage dans l’imaginaire du groupe où il n’est pas question de tourisme cependant. Ce concept-album Slow répond à une thématique particulière qui ne pouvait que contraster avec la température estivale, plus de 30° depuis une semaine dans le Sud-est. Hélas, quand la chaleur s’installe en Provence, elle s’accroche et n’abandonne plus la partie. Preuve s’il en était, du réchauffement climatique, jamais mois de mai n’avait atteint de tels sommets, brouillant la temporalité et nous précipitant en juillet…

On ne sait si le quartet voulait rendre hommage à Milan Kundera et à son premier essai Eloge de la lenteur, paru en français en 1995  mais le programme répond à un désir et un goût communs de douceur, d’explorer le détail sans faire trop de notes, tout en s’abandonnant volontiers à un impressionnisme des sensations. Yoann Loustalot reconnut d’ailleurs que la sélection fut impitoyable,  tous les morceaux ne correspondant pas au concept ayant été supprimés, d’où l’homogénéité parfaite du répertoire. Un arc dramatique en formation, souvent long. Des variations apparemment décalées dans ce siècle de vitesse, d’autant plus pertinentes que nous sommes loin aujourd’hui de rêver « au monde d’après », tellement évoqué au début du confinement. « La vie d’avant, c’est maintenant » s’esclaffait un collègue en vadrouille à Jazz sous les Pommiers.

C’est donc une piste inexplorée sur laquelle les quatre s’avancent en pionniers : prendre position pour la lenteur est politique et même radical. “Table rase” commence ainsi le concert, mais avec son bugle, Loustalot ne flâne pas hors du temps. Comme pris par une lumière d’un noir bleuté, riche en nuances, on subit un engourdissement tout relatif :  si le quartet ralentit la cadence, on ne s’endort pas pour autant, attentif aux ambiances, textures, travail du son, au fil des compositions qui s’enchaînent en une suite continue des plus cohérentes. Difficile alors de compter le nombre exact de pièces plutôt courtes, tant elles s’intègrent les unes aux autres avec des transitions très subtiles parfois. Si Yoann Loustalot fait un louable effort de présentation, il s’en acquittera plus ou moins précisément tant il semble difficile de le sortir de la concentration dont il a besoin. C’est qu’il joue ce qui lui vient, dans l’instant, sous les doigts, ne pensant à rien d’autre qu’à ce qui le traverse et à l’échange avec ses complices. Miracle accompli par l’improvisateur, funambule sur sa corde tendue. Ce n’est pas très grave s’il manque des titres, la musique dont il faut suivre les méandres, se passe de paroles. C’est notre mental qui voyage tout en restant bizarrement dans une même perspective, horizontale. »Avec un peu d’adresse on peut avoir l’air d’être dans un endroit et être toujours dans un autre. » disait Cocteau, toujours espiègle!

La mémoire et ces notes qui cartographient le flux des événements reconstituent le déroulé du concert : il me semble  reconnaître un certain nombre de compositions du Cd mais je m’attarde surtout sur une improvisation assez puissante, en temps réel, une plongée dans la matière sonore, une approche organique à laquelle on ne peut que souscrire, à contre-courant de la frénésie actuelle, de la virtuosité vaine. Pourtant, il n’est pas aussi facile de jouer de cette manière douce et plus que lente, en tenant la note, en la prolongeant à l’extrême. On perd vite pied, oubliant notre rapport assez paranoïaque à la durée…Les choses prennent du temps, il faut le savoir et l’admettre. La musique improvisée n’est vraiment intéressante qu’en concert avec les musiciens, dans ce partage de l’espace et d’une nouvelle temporalité, « un éternel présent idéalisé ». On est sensible à la forme du moment, à la dynamique au coeur du système.

L’univers poétique du trompettiste nous est familier et quel que soit le répertoire, son jeu se reconnaît très vite, à la trompette et au bugle. Il sait à merveille envelopper de brume la force du souvenir. Protégé, soutenu par une rythmique essentielle, dans un temps élastique qui s’étire comme une aile, avec certaines pièces en forme de flocons . La contrebasse est l’assise indispensable à l’envol du soufflant dans une tonalité jamais éclatante, contrairement à d’autres qui se poussent vers le ciel. Yoann Loustalot joue avec le silence qu’il maîtrise, harmonisant ses propres déséquilibres à la recherche d’élans et d’horizons éclatés. Il travaille avec les résonances de l’instrument, sans rechercher la virtuosité à tous coups, même si, en retenant ainsi le temps, il parvient à une hardiesse perceptible à travers le voile ouaté d’attaques jamais franches, préférant obstinément le chuchotement au cri, refusant de stratosphériser dans les aigus qui paraissent alors étranglés. Le percussionniste frotte les peaux, fait grincer le métal avec une batterie d’objets utilisés fort judicieusement en un “Métal contact” (les titres ont quand même de l’intérêt!) avant que les trois autres n’entrent dans le jeu et installent un ostinato à l’unisson, un bourdonnement continu.  Se forcer à ralentir favorise certaines recherches ténues sur les textures et le tableau sonore ainsi créé n’est jamais agressif en volume. Au lieu de construire, d’accumuler élément sur élément, la formation se lance dans une opération de nettoyage, loin des traditionnelles variations où le thème est enrichi et orné (trop) généreusement. Le final, “Ama Lur Gaixoa” (Notre terre malade, en basque), justifie plus que jamais l’injonction de ralentir. On ne peut que souscrire au programme et en écoutant cette musique intriguante et apaisante, on en cerne mieux les contours. C’est l’aboutissement d’une manière musicale qui n’avait jamais paru aussi aussi évidente, naturelle, introduisant une certaine “puissance de la douceur”.

Au fait, puissance de la douceur… Je feuillette les pages à rebours, remontant la chronologie jusqu’en mai 2020, en recherche d’un autre album,  pistant un autre groupe, un trio cette fois, SWEET DOG,  et je tombe sur « une séance folle de totale improvisation dans laquelle  le trio s’est jeté à corps perdu ….La puissance de cette musique libérée, déchaînée même, avec des effets électroniques débridés, un travail précis sur les textures et les sons plus ou moins bruts contredirait presque le titre de l’album. Car la douceur ne semble pas vraiment au rendez-vous ». J’ai  même noté plus loin pour qualifier cette musique de rage et de fureur,  « Comme dans  “Hana-bi”, référence directe au film ultra violent du japonais Kitano”magma convulsif, sinusoïdes d’une guitare électrifiée, drive permanent de la batterie survoltée, chant du ténor au beau timbre parfois désaccordé, … chaos tout à fait organisé jusqu’ à la finale, au cordeau! 

Pourquoi ces deux projets de musiciens si différents, mais également impressionnants à l’écoute  me semblent-ils une tentative de réponse à la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle? Avant sa tragique disparition, elle travaillait sur ce concept de douceur, à distinguer absolument du sucré,  voire du mièvre, trop souvent associés au féminin. Elle entendait par « douceur », une dynamique qui porte la vie, une résistance à l’oppression, politique, sociale, psychique, un combat contre le cynisme actuel. Faire un pas de côté, s’arrêter au besoin pour réfléchir, “dire non” pour revenir à la vie, à l’envie. Mais aussi inventer un autre rapport au temps qui intègre la durée et la lenteur indispensables à toute réflexion et invention.

Merci à tous ces musiciens d’avoir persisté en nous offrant ce qui est contraire à un divertissement facile, un engagement par la musique à agir autrement.

Sophie Chambon

3 Commentaires

  • Ariane dit :

    Merci pour ce bel article, Sophie (comme pour les précédents, même si je ne viens pas commenter faute de n’avoir rien à dire qui apporte quelque chose). Mon oreille si peu jazzy aurait été je pense incapable d’apprécier ce concert, mais j’en goûte pleinement l’écho que tu en donnes. J’aime bien aussi comment tu allies les notations sensibles et artistiques avec des considérations plus sociales, politiques.
    Tout ceci m’évoque ce fort beau texte (je relis en ce moment le Gai Savoir – avec des hauts et des bas, mais normal c’est Nietzsche) que j’espère tu goûteras à ton tour,:

    « Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter, malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de charité envers ce qu’elle a d’étrange : vient enfin le moment où nous sommes habitués à elle, où nous l’attendons, où nous pressentons qu’elle nous manquerait si elle n’était pas là ; et désormais elle ne cesse d’exercer sur nous sa contrainte et son enchantement et ne s’arrête pas avant que nous soyons devenus ses amants humbles et ravis qui n’attendent plus rien de meilleur du monde qu’elle et encore elle.
    – Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c’est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent. Nous finissons toujours par être récompensés par notre bonne volonté, notre patience, notre équité, mansuétude envers l’étrangeté en ceci que l’étrangeté retire lentement son voile et se présente sous la forme d’une nouvelle et indicible beauté – c’est son remerciement pour notre hospitalité. Qui s’aime soi-même l’aura appris aussi en suivant cette voie. Il n’y a pas d’autre voie. L’amour aussi doit s’apprendre. »
    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre n° 334 : On doit apprendre à aimer)

  • Sophie Chambon dit :

    Merci Ariane de ta lecture attentive. Je voulais sortir absolument pour ce dernier texte de la série, du compte-rendu et les musiciens de Sweet Dog m’ont fourni la piste idéale.
    Tu apportes un éclairage plus que pertinent avec cette citation que je connaissais ( bien que n’ayant pas lu Le Gai savoir, autre livre à ajouter à une liste déjà copieuse). Je souscris
    à cette étrangeté qui peut servir en effet à évaluer notre rapport à notre propre vie.
    Ceci dit, je fonctionne (comme beaucoup) aux « retrouvailles », au retour éternel?😋….de l’aimé, souvent espéré, inconsciemment attendu….

    Ps:
    Dernier point : je suis souvent sans voix, sans réponse justifiée devant tes contributions…je me suis régalée avec Cioran que j’apprécie. Vais essayer d’y revenir.

  • André Bellatorre dit :

    Je souscris à cet éloge de la lenteur, du slow et de la douceur puissante comme « pas de côté »comme voie vers l’altérité. Faire consonner le jazz (en l’occurrence ce quartet) avec la littérature quelle bonne idée surtout quand il est question de Milan Kundera et de son roman qui ouvre ici une voie fructueuse.

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