2 Lettre à Gene Tierney, actrice du film Laura d’Otto Preminger
Gene,
Je viens de voir le film, Laura, où tu joues le rôle principal, enfin je le revois une fois encore mais cette fois je me dis qu’il faut que je t’écrive. Je sais ce que cette lettre a d’incongru (y compris mon tutoiement). Ça fait longtemps que tu n’es plus de ce monde mais ce courrier m’est apparu comme une nécessité quand, dans la scène médiane du film d’Otto Preminger, le lieutenant Mac Person, chargé de l’enquête sur la mort de Laura, l’héroïne de cette histoire, s’endort après avoir longuement contemplé son portrait réalisé par un peintre naguère amoureux d’elle. Et c’est alors que tu réapparais, que tu renais sous les traits de Laura, dans le film, pas dans le réel n’anticipons pas. Le lieutenant de police n’en croit pas ses yeux mais la belle jeune femme justifie parfaitement son absence et lève la méprise qui a donné lieu à sa mort annoncée. Le spectateur, lui aussi, tombe des nues et se demande s’il doit croire à ce coup de théâtre renversant mais vraisemblable ou s’il doit interpréter toute cette séquence cinématographique comme un rêve du lieutenant amoureux. A force de regarder le portrait de Laura, il finit peut être par imaginer qu’elle sort du tableau pour vivre une aventure sentimentale avec lui débouchant sur un happy end. Cette interprétation est d’autant plus plausible que ce n’est pas la première fois, Gene, que, dans un film auquel tu participes, un personnage franchit cette frontière puisque dans l’opus de Mankiewicz L’aventure de madame Muir, ton personnage, Lucy, tombe amoureux d’un portrait peint, celui d’un capitaine au long cours (décédé depuis quelque temps) qui vient te rejoindre et, après plusieurs apparitions fantomatiques, va nouer avec toi, ou elle, une idylle fantasque et fantastique.
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Du coup, Gene, je ne peux m’empêcher d’imaginer que, si tu es sortie du tableau, tu peux aussi sortir de l’écran, enfin toi, Gene, ou Laura, peu importe. Oui, je me dis que ce pourrait être, mutatis mutandis, comme dans le film de Woody Allen, La rose pourpre du Caire, un personnage de fiction qui traverse l’écran pour s’adresser à une spectatrice tombée en addiction devant le film et son héros. Gene ou Laura, vous l’aurez compris, je suis un peu moi aussi, comme le lieutenant, séduit dès lors que vous apparaissez et disparaissez.
Oui, Gene, je peux bien te l’avouer, je suis sous le charme depuis la première fois que je t’ai rencontrée. Ton prénom aux accents masculins ne me gène guère car tu n’es pas du tout « garçon manqué » et j’entends le féminin Jane en filigrane même s’il serait déplacé d’évoquer à ce propos une autre Jane tout en exhibition de ses attributs mammaires, je veux parler, bien sûr, de Jane Russel qui est antinomique avec toi au plan anatomique. Toi, tu te contentes d’afficher tes pommettes saillantes et tes yeux turquoise qui ne manquent pourtant pas de faire leur effet, le film fût-il en noir et blanc. Ne parlons pas de ton élégance, de ton aura, qui crève l’écran. Tu aurais pu être une héroïne hitchockienne tant tu ressembles à l’une des actrices fétiche du maitre du suspense, Grâce Kelly, et ce n’est peut être pas tout à fait par hasard si ton premier mari t’a quitté pour elle ; il n’a pas changé de style. Sans compter que la grâce tu n’en manques pas. Tu as eu, il est vrai, beaucoup de déconvenues amoureuses notamment celle avec un autre capitaine au long cours qui n’était que lieutenant de vaisseau mais qui allait devenir président des Etats Unis et finir tragiquement. Oui, il t’a aimé ce John Fitzgerald Kennedy et l’on sait que vous êtes allés ensemble écouter un concert d’Edith Piaf. Tu l’avais « drôlement dans la peau » ce séducteur de star (Marilyn et toi quand même !) mais il t’a quitté car tu n’étais pas compatible avec ses ambitions politiques. Tu n’avais rien d’une future première dame.
Je suis conscient que toutes ces déceptions sentimentales t’ont usée au point de te pousser au pire, Gene, quand tu as tenté de te suicider, mais je voudrais revenir en arrière, remonter la bobine, vers Laura, dans une sorte de flash back. J’enclencherais le film, une nouvelle fois, j’appuierai sur la touche « avance rapide » pour retrouver la scène de l’endormissement du policier, son grand sommeil, je ferai « arrêt sur image » et j’attendrais que la magie (ou l’imaginaire) opère. Je sais, Gene, il faudra passer deux frontières celle du tableau et de l’écran mais on va y arriver.
Une vraie belle lettre d’un amoureux de cette star déchue (quelques similitudes dans sa vie avec la malheureuse Rita Hayworth). Le thème de « la femme au portrait » donne lieu à des films inoubliables, je souscris, dont Laura…évidemment.
Ceci dit, on parle peu du film tourné juste après Laura, « Péché mortel » absolument rare où Gene joue une toute autre partition, effrayante. Il n’est pas sûr que ce rôle atténue l’attraction 😘
Intéressant aussi de noter que Gene plaît aux hommes et aux femmes également. Mais je dois avouer que dans Laura, celui que je regarde c’est Mc Pherson, c.a.d Dana Andrews…. Une virilité sans apprêts, une présence grave et un jeu plutôt en retrait. Preminger ne s’y est pas trompé et l’ a encore associé à Gene dans Mark Dixon détective….
Merci pour ce message de haute volée cinephilique
A partir de votre remarque sur la « virilité sans apprêt » de Dana Andrew je ne peux m’empêcher de noter l’inversion paradoxale des prénoms des deux acteurs principaux Gene prénom de garçon et Dana qui est plutôt féminin . Troublant…
Merci pour cette remarque étrange effectivement, ce choix de prénoms qui ne m’avait jamais questionnée….
En creusant un peu plus la chose, ils ont tous deux gardé leur nom : Gene Eliza Tierney ( GET) , Gene du prénom d’un oncle disparu prématurément, Carver Daniel Andrews, fils de famille nombreuse et pauvre d’ un pasteur baptiste, héritant classiquement de prénoms d’ascendants.
Merci pour ces précisions très intéressantes.
Remarques très intéressantes sur les prénoms en effet d’autant que dans « Genette » il y a « Gene »! On est dans la cohérence parfaite d’une texte à l’autre…
Camille Blancher
Oui je n’y avais pas pensé. Comme quoi l’inconscient joue le jeu à sa manière.
André,
Ta lettre m’a plongée dans une délicieuse confusion.
Dans ma vie starifiée, j’en ai tant reçu, que ma secrétaire me lisait, mais que je ponctuais du mot cruel de Poubelle ! , tant mes admirateur.e.s me réduisaient à une poupée fétiche sans personne au-dedans.
Mais celle-là, dear André, prenant prétexte du personnage de Laura, est tout à fait à part.
C’est comme si, en nos siècles d’impressions rapides et superficielles, tu m’avais, grâce à ta manière d’éprouver la vie réelle dans la fiction, réinventée.
De mon tableau d’où je sors, crevant l’écran, jusqu’à « l’arrêt sur image », dont je suggère, toutefois, que tu le transformes en « ralenti ».
Un de vos poètes, adepte lui aussi de cet « espace du dedans », prolongea le mot en « ralentie », un champ où le temps voué à l’imaginaire opère et diffuse in aeternam.
Sincerely.
Gene
Merci Jean Jacques pour ce rebond réjouissant tout en délicatesse.
Rien à ajouter, je vous observe avec plaisir continuant élégamment d’épistoler, c’est pas du cinéma, plutôt très XVIIIème au fond…
Oui XVIIIe j’aurais bien aimé voir Gene Tierney jouer dans Les Liaisons dangereuses et la voir incarner plutôt la présidente de Tourvel que la marquise de Merteuil.
Michelle Pfeiffer qui endosse si bien le rôle dans le film de Stephan Frears n’est pas sans entrer en correspondance avec Gene T…
Oui je suis d’accord et en plus, on revient au cinoche 😘 . Intéressant ce parallèle avec Michelle Pfeiffer dont la « féminine blondeur et douceur » collent mieux au rôle de la Présidente. Encore qu’ elle soit très bien castée dans la Catwoman de Burton.