Christian Viguié a obtenu le prix Mallarmé en 2021 pour son recueil Damages, dans lequel il parle de la mort de ses parents. Ce recueil comprend deux parties. La première, qui représente les deux tiers de l’ouvrage, est celle du père, la seconde est celle de la mère.  Partant de questions que lui a posées la revue Fragile, le poète nous livre quelques réflexions sur son livre. Christian Viguié est aussi dramaturge et romancier.

Je n’ai jamais voulu écrire sur la mort de mon père et celle de ma mère. Je trouvais cela obscène. J’y percevais un « profit » malsain, une rapacité à rebondir sur une situation douloureuse qui était de l’ordre du privé. Je n’avais pas envie de m’apitoyer ni de rapporter des images crues du malheur à cause de l’impudeur que cela suppose, pas plus qu’en dévitaliser le sens à la façon dont on nous montre des images à la télé. La poésie ne rebondit pas sur l’immédiat. Elle est à la fois expérience et lente digestion non pas de ce qui a pu nous émerveiller mais de ce qui doit devenir une expression juste. Il faut du temps pour que la rapidité advienne.

Une fois affirmé cela (comme si on pouvait se fier à la stabilité d’un principe), les contradictions affleurent. Les poèmes que j’écrivais parlaient de cette mort. Impossible de m’en dégager, d’engager mes mots vers autre chose. L’écriture nous demande d’être là. J’étais là. J’étais devant une fenêtre et une porte qu’il fallait ouvrir sans désirer le paysage vers lequel mes yeux allaient se tourner. Les mots sont des miroirs provisoires. Ils nous indiquent où l’on doit passer et leur véritable travail par la suite est de nous abandonner. J’étais sur le terrain de l’abandon dans tous les sens du terme, une drôle de liberté dont la finalité demeurait exploratoire et non une preuve que l’entièreté du malheur aille au malheur.

Les poèmes qui se construisaient devant mes yeux parlaient de leur présence qui m’avait accompagné jusqu’à lors et de leur absence qui avait coupé le monde en deux. Il y avait aussi autre chose, de plus indéterminé, plus dur à capter. Une fois morts, nous accouchons de nos parents, continuons une discussion ou des silences qui furent interrompus. Nous nous transformons aussi puisqu’enceint des disparus nous devenons une femme ou alors un homme plus complet. Cela peut sembler étrange ce que je dis. Mais je crois que d’un certain côté, les morts nous agrandissent.

Pourquoi « Damages » ? Le titre m’est venu sans que je n’en possède entièrement le sens. Il s’est imposé avec rapidité, a répondu à des raisons obscures, a certifié ce que je ne savais pas encore. Il a fallu m’en expliquer. D’où la note liminaire du recueil :
.

« Damer consiste à tasser la terre, l’aplanir,

la convertir afin d’y dessiner la plupart du

temps la veine des routes, pour y voir se

dresser immeubles et maisons ou quelque

chose d’autre.

C’est aussi, malgré nous, le fait de piétiner

un même sol, allant à l’encontre de ce que

nous voulions, nous qui aurions aimé surprendre

un peu plus d’autrui et de nous-même.

« Damages » est ici et avant tout un chant de deuil,

un presque murmure, la ligne brisée d’un horizon.

Tout cela dû à une suite de décès dont ceux

de mon père et de ma mère.

Un chant qui porte en lui une sévère et rêche

contradiction : tenter de trouver un point d’équilibre

entre ce qui a toujours été de l’ordre du prévisible

et celui qui relève à tout jamais de l’inconcevable.

Voilà pourquoi, sans doute, il est un chant, un étrange

étonnement, puisque ceux qui sont partis et que nous

continuons follement d’aimer, ont emmené avec eux

le plancher et le plafond d’une incroyable maison,

lieu où nous avions appris à marcher, à rêver, à combattre

la fatalité du monde. »

2 Commentaires

  • Laure-anne F-B dit :

    Merci beaucoup pour cette présentation, dans laquelle à la fois ce que vous dites de l’écriture poétique et du deuil consonne parfaitement juste pour moi.
    J’irai me promener dans ces damages, -dégâts en anglais mais apaisement sous les pas en français- , reconnaissante à quiconque apprivoise la broussaille du deuil et rassérène ce nouvel être « enceint » de son histoire.

  • Laure-anne F-B dit :

    Apparemment votre livre n’est plus disponible en librairie, malheureusement.

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