Christian Viguié a obtenu le prix Mallarmé en 2021 pour son recueil Damages, dans lequel il parle de la mort de ses parents. Ce recueil comprend deux parties. La première, qui représente les deux tiers de l’ouvrage, est celle du père, la seconde est celle de la mère. Partant de questions que lui a posées la revue Fragile, le poète nous livre quelques réflexions sur son livre. Christian Viguié est aussi dramaturge et romancier.
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.Le thème de l’arbre est récurrent dans ma poésie. Dans ce vers précis « …il y a un arbre toujours plus nu/ qui sort de ta bouche ? », il s’agit bien sûr de l’agonie de mon père. Ses derniers mots, son dernier souffle. Comme si dans ces ultimes moments les mots avaient disparu et n’apparaissaient que sous forme de buée. Comme s’il ne restait plus qu’un feuillage. Mon père était un planteur d’arbres. Il avait planté des acacias pour border le talus de la maison afin de retenir la terre. Les arbres les plus proches lorsque nous sortions de la maison étaient ces acacias. La maison jouxtait aussi une forêt de chênes et de châtaigniers. Nous étions entourés d’arbres. Mon père a été un créateur d’arbres jusqu’à sa mort.
En même temps, je ne crois pas à l’explication de texte. Ancien enseignant, je me refusais à cela. Je trouvais cette demande scolaire déprimante, mutilante, comme si l’essentiel était de trouver une raison ou un ordre logique au labyrinthe de l’émotion. L’idée est fabuleusement de se perdre, pas de se retrouver. Il y a à inventer des chemins. La poésie invente des chemins et évite tous les balisages. Il n’y a aucune clarté agissante dans l’analyse d’un poème. Bien au contraire, la poésie nous aide à nous défaire de notre prudence réflexive. Je comprends qu’en tant que lecteur (je le suis moi-même) on cherche une adéquation interne, une compréhension d’un monde qui se met en écho mais le grand voyage, encore une fois, n’est plus le fait du poète ou de l’écrivain. Il provient de celle ou de celui qui lit, qui ressent, éprouve ou pas, et qui engage son émotion à sa manière sans se préoccuper si elle répond ou pas à l’attente de l’auteur. Je ne veux pas dire qu’il y a une impossibilité d’une compréhension commune. Par contre ce qui la construit, ce n’est pas l’os qu’il convenait de déterrer ou la vérité qu’il y avait à trouver, comme s’il n’existait qu’une saisie unique. Cette compréhension est basée sur une complémentarité, sur ce foisonnement d’impressions lorsque l’on s’approche d’une chose, d’un objet évident et mystérieux dont la matérialité première serait la somme ouverte de tous nos étonnements.
Maladroitement, je dirais que lire un poème, c’est traverser une forêt de questions et les nids que nous trouvons seraient en réalité nos propres réponses. Si l’on revient sur la thématique de l’arbre, il me semble que le poème qui va suivre y répond. Il parle d’un arbre réel et de cet arbre que mon père plante dans l’abîme.
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Lorsque je passe sous l’acacia
que tu as planté
je m’étonne que ton nom
ne veuille plus tomber comme une feuille
ni s’élever avec la lenteur d’une fleur
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Je m’étonne que ton nom
soit cette feuille et cette fleur
qui ne veulent ni chuter ni croître
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Je me dis alors
que ton nom est l’envers d’une fleur
l’envers d’une feuille
l’envers de croître et de chuter
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Ainsi je me convaincs
que tu as planté deux arbres
un arbre planté dans le réel
et l’autre dans l’abîme
et que l’abime est une ombre immobile
ou le premier feuillage de l’arbre réel.
Sans doute n’y a-t-il pas d’intérêt à « l’explication de texte », particulièrement en poésie. En revanche on peut en trouver, il me semble, au commentaire, à l’écho au texte. Chercher un « ordre logique » à l’émotion l’affaiblit-elle, ou pas ? Vaste question je trouve, qu’il n’est pas si facile de trancher. Quoi qu’il en soit on peut, c’est vrai, commenter sans analyser, juste renvoyer ses mots de lecteur aux mots de l’auteur, dans les cas où ils produisent chez ce lecteur une émotion, quelle qu’elle soit.
Quand on vient de lire un poème, il est difficile de le commenter. Que ce soit intéressant ou non, il est tout simplement difficile d’en dire quelque chose. « Juste renvoyer ses mots de lecteur aux mots de l’auteur », comme le dit si bien Ariane, ce n’est pas si facile mais on peut s’y essayer pour peu que le poème retentisse en soi, et croire que le résultat, si modeste qu’il soit, sera digne de quelque intérêt. C’est une manière d’adresser un geste à l’auteur.
Je ne peux que faire écho aux commentaires précédents, et ajouter que parfois des éléments d’analyse, quand ils ne sont pas seulement exercice de brio littéraire pour mettre en valeur plus l’intelligence du lecteur que les radiations et radicelles de l’arbre texte, tout comme l’analyse d’un morceau de musique peut parfois, une fois le travail d’émotion et d’échos intérieurs fait par le lecteur, donner quelques pistes à d’autres pour enrichir leur réception, devenir à leur tour chambre d’échos.
N’avez-vous pas été parfois, par exemple avec certaines musiques dans un chemin initiatique, où , d’abord dérangé, tenu à distance, des réécoutes, ou quelques mots, venus d’une oreille plus favorable, vous donnent des pistes d’une réécoute soudain plus intelligente, et plus sensible, car ces deux choses font quand même ensemble une bien jolie paire, racines et ramages réunis ?
Ce que tu dis là, Laure-Anne, me fait penser à un passage du Gai savoir (au livre IV) où Nietzsche parle ainsi du temps d’apprivoisement nécessaire avec une oeuvre musicale pour l’aimer vraiment, c’est à dire telle qu’elle est. En fait il utilise cela comme métaphore pour l’amour en général : « l’amour s’apprend » dit-il.