HANG
(ou la messagère d’Abou AMMAR )
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Demain Tunis
Je serai demain là où il faudra que je sois. Mon séjour sera court. Les faciès asiatiques sont beaucoup trop vite repérables au Maghreb et il sera dangereux de prendre le risque d’une escouade de police trop pointilleuse s’étonnant de la présence, avenue Farhat-Hached, d’une étudiante vietnamienne sans motif crédible de séjour. L’homme du buffet de la gare Montparnasse m’aura conseillé la plus extrême prudence en raison de l’omniprésence, en ville, du Mossad et de ses barbouzes. Quoique tendue par l’approche du dénouement final de la mission, je m’amuserai de la localisation de mon hôtel : Salammbô, quartier de Carthage, banlieue de Tunis. Je prendrai ce clin d’œil de Gustave Flaubert pour un présage favorable : tout allait bien se passer. A l’hôtel, je resterai cloîtrée dans ma chambre me contentant de regarder par la fenêtre les eaux bleues de la Méditerranée. Apprécier dans ces conditions de confinement –même superficiellement– les mérites réels du socialisme destourien d’un Président Bourguiba en fin de règne sera impossible.
Passée la nuit, dès après le lever du soleil sur le port El Kantaoui, la réception me préviendra que le taxi, que je n’aurai pas commandé, m’attendra. Je me coifferai de l’élégant foulard à l’effigie de George Sand acheté à Paris à la boutique du Musée de la Vie Romantique et sensé me protéger des regards inquisiteurs. Sans un mot, le chauffeur aux lunettes noires, réalité ou cliché trompeur je le saurai demain, me conduira par les vastes avenues bordées de palmiers jusque derrière la Mosquée Alzrariia. Là, changement de véhicule. La vieille Fiat, ses deux pesants colosses et moi, nous aventurerons dans un dédale de ruelles jusqu’à un grouillant quartier populaire, peut-être celui de Bab Alioua dont j’aurai le nom en tête pour l’avoir aperçu sur la carte de la ville disponible à l’hôtel. L’automobile s’arrêtera. Un des deux hommes m’intimera l’ordre de descendre avec mon sac que je garderai tenu d’une ferme poigne. Vérifiant n’être pas suivis, nous tirerons le fil de notre cheminement labyrinthique entre les maisonnettes blanches. Sans ménagement, il me poussera dans l’une d’entre elles, ordinaire, sans signe distinctif aucun. On me laissera seule. La pièce ne comportera que deux chaises de bois brut un peu de guingois. Je m’assiérai prudemment. Après quelques minutes d’un silence pesant, le couinement des gonds de la porte du fond marquera son entrée et je mettrai quelques secondes à reconnaître le Vieux Chef : chaussé de rangers noires, pantalon et veste militaires, il n’aura pas son keffieh sur la tête. Ses yeux humides à faire pleurer me fendront le cœur. Tout en pensant aux similitudes cruelles des luttes de libération, j’y verrai l’aveu qu’il saurait cette mort terrible de partir un jour sans connaître l’heureuse issue pour son peuple de retrouver une terre.
Une fois le sac ouvert, je lui remettrai le précieux pli, indéchiffrable pour qui ne serait pas de mise avec l’Organisation. Je me réjouirai d’être le rouage innocent d’un transfert de fonds destiné à la survie des groupes de résistance pacifiques dispersés au Moyen-Orient. Messagère du soutien de la République populaire, je tracerai mentalement le parcours sinueux des centaines de milliers de dollars partant de Hanoi vers le siège d’une entreprise d’Etat moscovite pour aboutir dans le coffre d’une banque à Amman ou Beyrouth, Le Caire ou Damas et destinées à sauver les quelques cellules nationalistes toujours favorables à la recherche d’un accord de paix. Il faudra bien un jour en finir avec cette accumulation mortifère de malheurs qui embuera les yeux de l’ancien fedayin.
Dans un anglais risible parce que distordu par nos accents respectifs, nous échangerons quelques propos convenus, moi impressionnée à jamais, lui étonnamment décontracté pour un homme qu’on cherche à abattre et qui, constamment sur la défensive, sera contraint ce soir comme chaque soir de changer de cache. Il me demandera si mon voyage s’est bien passé. Il sourira du sac Adidas et me recommandera de continuer à faire du sport. Il me saluera chaleureusement à la suite de quoi il se lèvera, rejoindra la porte du fond et disparaîtra.
Au revoir Abou Ammar.
Merci Marc pour ton texte plein de verve exotique et politique.
Une imagination romanesque fertile qui nous fait revisiter l’histoire relativement récente de cette Asie souvent fantasmée par ses colonisateurs même. Une histoire éminemment cinématographique peu traitée, filmée du côté des « dominés ». On est loin d’Apocalypse now, de Good morning Vietnam et même des Patriotes….même si j’y ai pourtant songé ….
Etonnant récit qui nécessiterait un appel aux meilleurs facts checkers tant il est documenté et que semble incroyable la mission donnée à Hang, l’élève modèle de la République populaire du Vietnam du Nord au siècle dernier. Son passage par le Périgord alors qu’elle est envoyée en France, parce qu’il repose sur des souvenirs particuliers – le cimetière de Thonac, tendrait cependant à accréditer la thèse de la véracité du récit même si l’exergue laisse la question posée.
Le récit est bien mené, le lecteur apprenant tenants et aboutissants au fur et à mesure de la virée de Hang. Il s’accélère dans la partie finale avec l’emploi judicieux du futur de l’indicatif. Etonnante évocation d’Abbou Amar à la fin du récit et une très bonne chute tant elle est évidente : Abou Ammar, Arafat, prend congé de Hang, il disparait en prenant la porte de la pièce où elle a rempli sa mission.
Qu’en pense Gabriella Zalapi dont le travail accorde grand place aux épisodes historiques ?