« L’heure historique de Worms* vient de sonner. (…) Le second jour, Luther prononce son fameux :  »Je ne puis parler autrement. » Et le monde est déchiré en deux : pour la première fois depuis Jean Hus, un homme a refusé d’obéir à l’Église en présence de l’Empereur et de la cour assemblée. Un léger frisson gagne les courtisans, on chuchote, on s’étonne de l’insolence de ce petit moine. Mais en bas les lansquenets font une ovation à Luther. Présagent-ils qu’un bon vent va souffler pour eux ? Ces oiseaux des tempêtes sentent-ils l’approche de la guerre qui vient ? »

(Érasme chap 7 Le grand adversaire)

*Une rencontre de la dernière chance, connue sous le nom de « diète de Worms », est organisée en 1521 dans cette ville d’Allemagne, à l’instigation de l’électeur de Prusse, entre la papauté rejetant Luther et l’Empire soutenant les réformés.

Mais en bas les lansquenets. Zweig donne à voir l’opposition entre les courtisans, les gens d’en haut, et les lansquenets, des mercenaires, des gens de bas étage. Le propos a au fond quelque chose de marxiste.

Quant à la forme, ce tableau mis sous nos yeux évoque l’art de Proust, son ironie percutante dans l’observation du théâtre social. Et tout autant (c’est probablement davantage l’intention de Zweig) celle des œuvres satiriques contemporaines d’Érasme.

Mais Zweig voit surtout le tragique du moment, qui tient dans une question :

« Mais où est Érasme à cette heure historique ? Il est resté craintivement dans son cabinet de travail. Et c’est là sa grande faute. Ami de jeunesse du légat Alexandre, avec qui il a partagé lit et table à Venise, possédant l’estime de l’empereur, épousant les convictions évangéliques, lui seul et rien que lui pouvait encore empêcher le brutal dénouement. (…)

Mais les occasions historiques qu’on laisse fuir ne se retrouvent pas. Les absents ont toujours tort. En cette heure décisive Érasme n’a pas mis en jeu toutes ses forces, son âme, sa personne, pour la défense de ses convictions ; c’est pourquoi la cause érasmienne est perdue. Luther, lui, a exposé sa vie en faisant preuve d’un courage extrême, d’une volonté de vaincre inaltérable – et sa volonté s’est accomplie. »

Érasme tente d’ignorer les urgences de l’Histoire, par crainte, par confort. Le lettré qu’il était aurait dû savoir pourtant que l’Histoire rattrape toujours ceux qui la fuient.

« Érasme a trouvé dans l’art, dans la science, dans son travail, un refuge où il est à l’abri des querelles religieuses. Il est écoeuré de tout ce bruit et de toutes ces luttes (…) Mais (…) il y a des époques où la neutralité est considérée comme un crime ; en ces moments d’exaltation politique, le monde exige qu’on se déclare franchement pour ou contre, luthérien ou papiste. (…) Le lot des neutres est toujours d’être mêlé aux conflits les plus terribles. » ( chap 8 La lutte pour l’indépendance)

Le lot des neutres : Zweig pense évidemment à son Autriche natale. Dans sa lucidité, il ne s’aveugle pas sur le péril nazi, qui va balayer la prudente neutralité autrichienne. Il sait qu’elle sera mêlée malgré elle (disons plutôt malgré une partie d’elle, car certains n’ont eu aucun état d’âme à faire allégeance au nazisme) aux conflits les plus terribles dont il pressent l’imminence.

« Érasme ne veut plus habiter une ville aux sentiments catholiques trop prononcés* ni une ville ardemment protestante : ce qu’il lui faut c’est la neutralité. Il se réfugie dans l’éternel asile de l’indépendance : la Suisse. (…) Bâle sera la grande halte de sa vie. Il vivra là huit années, plus longtemps que partout ailleurs. (…) C’est là qu’Érasme a écrit une grande partie de ses plus beaux ouvrages (…) c’est là qu’il achève l’édition des Pères de l’Église, c’est de là qu’il envoie dans le monde entier un nombre incalculable de lettres ; c’est là que, retranché dans sa citadelle, il crée, loin du bruit, œuvre sur œuvre. »

*Il s’était installé à Louvain, où l’université catholique le considérait trop proche de la « peste luthérienne ».

Mais « quand un monde se déchire, la déchirure atteint chaque individu » et d’autant plus quand il s’agit d’un individu important. « Un homme tel qu’Érasme est trop exposé à la curiosité publique, sa parole est de trop de poids pour que les gens des deux partis veuillent renoncer à son autorité. (…) C’est à ce moment qu’apparaît dans tout son éclat la valeur véritable de cet homme. »

En quoi consiste cette valeur ? À ne pas céder sur la neutralité, à tenir bon dans le refus de l’esprit de parti. « C’est précisément cette partialité, ce point de vue exclusif qui répugnent à l’honnêteté d’Érasme. Il ne peut défendre l’Église des papes d’un cœur sincère, car il est le premier, dans cette lutte, à avoir blâmé ses abus, à en avoir réclamé la réforme ; il ne veut pas non plus s’engager complètement envers les protestants qui n’apportent pas au monde son idée de la paix chrétienne, mais qui sont devenus au contraire des zélateurs farouches. »

D’un cœur sincère, complètement. Ces expressions disent bien ce qui est en jeu pour Érasme : son intégrité personnelle, le fait d’être et de rester uniquement et totalement lui-même. C’est elle, cette intégrité, qui est finalement, profondément, son seul objet possible d’engagement. Telle est la constatation de Zweig dans sa méditation sur la vie de cet homme.

En témoigne en exergue de son livre la citation des Epistolae obscurorum virorum (parue en 1515, oeuvre aussi obscure que son titre) : « Je cherchais à savoir si Érasme de Rotterdam était de ce parti-là mais quelqu’un me répondit :  »Erasmus est homo pro se ». »

Un homme de son propre parti, avec pour programme rester intègre, garder les mains propres, au risque d’encourir le jugement de Péguy « Ils ont les mains propres, mais ils n’ont pas de mains. »

Une intégrité qui lui fit défaut quand il ne fut pas capable de tout simplement tendre la main à son ancien ami Ulrich von Hutten.

Celui-ci avait épousé dès la première heure les thèses érasmiennes, mettant sa plume au service de la conciliation. Mais à un moment les excès de la papauté le firent quitter la neutralité : « Il ne veut plus se contenter de combattre pape et papisme armé de sa seule plume, il veut aussi employer son épée. Et bien qu’écrivain latin couronné de lauriers, il abandonne la langue savante et recourt à l’allemand dans son appel aux armes pour la défense du nouvel Évangile. »

Il se retrouve proscrit, pourchassé à la fois par l’empereur et par le pape. Sachant Érasme installé à Bâle, il vient lui demander asile.

« L’univers est alors témoin d’un pénible spectacle (…) un malade qui inspire la commisération : c’est le poète Ulrich von Hutten (…) qui passe et repasse devant la demeure de son ami d’autrefois. (…) Tel un escargot au fond de sa coquille, Érasme, le fragile vieillard, se tient assis derrière ses croisées impitoyablement closes. »

Cet épisode est sans doute celui que Zweig considère avec le plus de sévérité. Pour lui, si fidèle en amitié, cet abandon témoigne d’une scandaleuse inhumanité chez cet humaniste revendiqué.

Illustration  Pieter Brueghel Le triomphe de la mort (Prado Madrid)

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