HANG

(ou la messagère d’Abou AMMAR )

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Aujourd’hui Paris

C’est sous couvert des échanges franco-vietnamiens initiés par l’Organisation Internationale de la Francophonie que me voilà inscrite en littérature française à la Sorbonne. Enfin le temps m’est donné de découvrir Paris et ses merveilles, la tour Eiffel et les traces du passage ici d’Ho Chi Minh dans les années 20 du siècle dernier. Comme si on voulait me préserver de mauvaises influences et peut-être pour écarter autour de moi les suspicions de visées subversives –c’est bien connu, Paris est infesté d’espionnes–, on m’a trouvé une chambre dans un pensionnat religieux de jeunes filles de bonne famille du quartier de la Contrescarpe. Je trouve pourtant ces demoiselles bien délurées et mes premiers sentiments sur la France sont plutôt partagés!

La civilité française n’a rien à voir avec la nôtre. A Paris, on vous dit non avec le punch répétitif du boxeur à l’entraînement qui prend plaisir à frapper continûment son sac de sable. L’affirmation des individualités transite par l’expression de formes infiniment variées de négativité quand au contraire, chez nous, le respect d’autrui et la valeur suprême du groupe recommandent d’y renoncer. Au refus net et tranchant des Gaulois, je préfère les infimes et subtiles différences qui vont de c’est possible –qui exprime une franche adhésion — à peut-être — que le commun des asiatiques sait identifier à un prochain refus qu’il est dans l’instant prématuré de formuler — en passant par pourquoi pas– qui laisse votre interlocuteur dans l’incertitude d’un éclaircissement sur vos véritables intentions sans malgré tout éteindre toute espérance– . Mes coreligionnaires du pensionnat me trouvent exagérément prude. Elles rient quand m’étonnant de toutes ces généreuses formes féminines étalées sur les panneaux publicitaires du métro et les unes des magazines, j’invoque le droit à la pudeur et le respect de la femme alors qu’elles s’accommodent du côtoiement des esthétiques pornographiques et des revendications féministes.

Conformément aux instructions reçues, je ne fréquente pas les restaurants asiatiques et me tiens éloignée des clubs de Viet Tai Chi. Je n’ai fêté Têt Trung Thu, la fête de la lune de septembre qui est en même temps celle de la récolte du riz, qu’au téléphone avec maman. Rassérénants repères, les dictionnaires sont mes repaires. Du français, je passe l’essentiel de mon temps à en apprendre les formes grammaticales rares, les subtilités de vocabulaire, les homonymies trompeuses, les faux-amis. Des amies, je n’en ai guère. Cultivés mais insoucieux du monde comme il va mal, les filles et les garçons de la fac n’exsudent que le désir de réussite et la recherche de l’âme sœur. Seule Lucie déroge à ces prégnances futiles. Ses yeux légèrement en amande trahissent une ascendance annamite, celle de sa mère – qui demeure la chinoise pour les franchouillards de son village peu épris de géographie– revenue d’Indochine dans le paquetage de son engagé volontaire de père. Pas étonnant que Lucie ait choisi de consacrer son mémoire de maîtrise à l’étude du Barrage de Marguerite Duras !

J’aime flâner au Jardin du Luxembourg et lire assise, face au bassin dos au soleil, ne levant le nez de mon Stendhal ou ne délaissant Emma Bovary que pour observer et sourire de la joie communicative des enfants pilotant leurs bateaux télécommandés, capitaines de haute mer tentant d’échapper aux houles tempétueuses et de rentrer au port sains et saufs. Alors je songe aux temps anciens des jonques de la baie d’Along. J’ai parfois le sentiment d’être suivie mais ne m’en préoccupe guère. Soit il s’agit d’un impénitent dragueur en recherche d’exotisme que mon empressement à le semer va vite dissuader, soit de l’indice avant-coureur de l’approche du messager attendu. « A Paris, quelqu’un de l’ambassade vous fera signe ! » avait dit le Ministre, rue Tôn That Dam.

En attendant, voici déjà les congés de fin d’année et Lucie m’a proposé de découvrir dans sa famille les curieux rituels qui sont associés à Noël: croyances enfantines, excès consuméristes, reliques de pratiques religieuses en voie d’extinction. Direction le Périgord. Je regarde tout cela avec l’œil distant de l’anthropologue qui a pris pied chez les indigènes du cru. Maman Ha et papa Paul forment un couple uni par une lourde culpabilité : elle pour avoir, par amour, pactisé avec l’ennemi et lui pour les atrocités commises au Tonkin.

Lucie est mon phare, celle vers qui je me tourne lorsque, déroutée par les us et coutumes français, j’ai besoin de secours. Celle que je surnomme Anh Sang Nho — petite lumière en vietnamien – m’amène au cimetière de campagne de Thonac. Le gravier gelé des allées crisse sous nos pas. Nous contournons quelques sépultures sur lesquelles je tente de déchiffrer les patronymes masqués par les mousses envahissantes ou élimés par l’usure du temps et de la pierre. Adossé au mur de calcaire ferrugineux, un tombeau familial plus monumental que les autres est nimbé de fumerolles de bâtons d’encens. C’est celui du prince Ham Nghi et de sa famille. Poursuivi par l’armée française pendant les premières années de la conquête coloniale, le huitième souverain de la dynastie des Nguyen se retire dans la montagne et lève une petite armée de résistance. Trahi par un proche, il est fait prisonnier et le voilà relégué à vie en résidence surveillée à Alger. Là-bas, on lui fait habilement fréquenter les élites métropolitaines et, comme prévu, il tombe amoureux et épouse une jolie jeune femme de bonne bourgeoisie. Il meurt à El Biar en 1944 où il est enterré. A l’indépendance algérienne, la famille demande et obtient le rapatriement des restes pour une inhumation à Thonac à deux pas du château qu’elle possède. La légende locale a peut-être pris quelques libertés avec la vérité historique mais, peu importe, je succombe à l’énoncé de cette vie si romantique et m’imagine déjà dans les blancheurs ensoleillées d’Afrique du Nord : à Casablanca, à Tanger, à Alger ou à Tunis. Mais ce n’est qu’illusion, jamais la vie ne m’y poussera, mon fond de confucianisme renonçant l’admet.

Dans la bibliothèque familiale de Petite Lumière, je feuillète un ouvrage d’histoire locale qui me stupéfait. Il évoque les parcours tragiques et les histoires inconnues de malheureux compatriotes tombés dans l’oubli : ceux du camp de travailleurs indochinois Bao Dai de Bergerac employés en 1939 à la fabrique des poudres et explosifs, ceux qui participèrent aux tentatives avortées d’implantation de la riziculture dans la vallée de la Beune à la même époque, ceux de la cité perdue des Français d’Indochine à Sainte-Livrade-sur-Lot qui en 1956 accueillit plus d’un millier des 50 000 Indochinois rapatriés avec les troupes françaises et que la nation des Droits de l’Homme laissât ensuite croupir dans des baraquements insalubres pendant 50 ans. Tout cela me laisse en bouche un goût amer.

A mon retour, je reprends les cours. Les jours et les semaines passent et j’en viendrais presque à oublier l’objet de ma venue à Paris. Janvier 1986 est une période de neige abondante et de grands froids. Certains experts en météorologie parlent déjà du retour probable en Europe du petit âge glaciaire qui a marqué les années 1300 à 1860. Les filles du pensionnat n’ont en tête que leurs prochaines vacances de ski à Chamonix ou Val d’Isère. Ce ne sera pas pour moi : le modeste pécule de ma bourse d’étude et un pli anonyme déposé dans ma boîte aux lettres me l’interdisent. L’inconnu me fixe rendez-vous au buffet de la gare Montparnasse : de type occidental, il trainera un sac de sport de marque Adidas et sera vêtu d’un survêtement aux trois bandes blanches.

L’échange est bref : voici les papiers et votre billet d’avion pour Tunis vendredi, un hôtel vous est réservé, là-bas quelqu’un vous donnera de nouvelles instructions. Du bout du pied, l’homme pousse vers moi son sac sportif qui, me dit-il, contient un pli à remettre en main propre à la personne à qui on me conduira. Inutile de l’ouvrir, il est codé précise-t-il, sûr de désamorcer toute velléité de curiosité indubitablement qualifiable de trahison.

Marc Bécret

Marc Bécret

Marc BECRET se définit comme un homme ordinaire qui cherche à échapper à la médiocrité. Né à la fin des années 50 du XXème siècle, il entame la dernière partie de son existence. Il aime à dire que la vie n’est que le long apprentissage du renoncement à la vie et songe souvent à l’affirmation attribuée à Georges BATAILLE selon laquelle il faut regarder venir la mort les yeux dans les yeux et l’accueillir comme une ultime jouissance. La littérature constitue l’une de ses béquilles existentielles mais il hésite à écrire de peur de rajouter de la banalité à la banalité et n’a donc jamais publié.

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