Une odyssée végétale
Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d’amour qui devaient retomber comme des lustres, sous l’arceau de la tonnelle.Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment, et il rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes.
Bouvard et Pécuchet, Flaubert
Il aménageait dans une maison avec jardin lui, l’urbain, qui était habitué aux appartements où la végétation se réduisait à quelques géraniums étiques sur le balcon. Bref il était plus cour que jardin.
Il venait de quitter son logement situé dans la banlieue marseillaise au sixième étage d’un immeuble. Vaste mais un peu rudimentaire cette habitation, aux antipodes de ces nouveaux lieux plus confortables et un rien cossus. Il lui arrivait cependant de regretter son ancien voisinage où l’amitié était de mise. (A l’inverse des nouveaux voisins un peu guindés). Mais les relations s’étaient raréfiées, les immeubles s’étaient un peu dégradés comme la vie sociale et il s’était décidé, avec sa petite famille, pour un autre type de logis. Pourquoi pas une maison avec jardin s’était-il dit ? Et ses proches d’acquiescer. A moins que ce ne fût l’inverse.
Il allait donc herboriser.
La première question qu’il se posa fut de choisir le type de plantation. Jardin à la française ou jardin anglais ? C’est pour ce second choix qu’il se décida, plus en résonance avec ses souvenirs cinématographiques. Ce style de végétation lui convenait mieux aussi puisqu’il n’était qu’un amateur en la matière et la voie anglaise autorisait un espace vert qui pouvait s’apparenter à un brouillon. Mais ce jardin, il ne savait par quel bout le prendre. Quelles espèces devait-il planter ? Par où commencer ? Il fit donc appel à un paysagiste qui lui avait été recommandé. Cher, ce cher monsieur, mais il faut ce qu’il faut, se dit-il.
Le professionnel fit son travail avec une conscience talentueuse et le jardin naissant commença à avoir de l’allure. C’était une plantation méridionale : des lavandes, du romarin, des cyprès, des arbres fruitiers (figuiers, oliviers, abricotiers, cerisiers, amandiers). Il y avait aussi des plantes d’agrément, des buissons fleuris mais c’était plutôt le domaine de son épouse et il ne s’en occupait pas ou peu et il avait même du mal à retenir le nom des plantes, exception faite des jaunes jonquilles et des agapanthes si élégantes qui déposaient çà et là leurs délicates touches de bleu. L’espace nu et aride, presque lunaire, devant la maison (tout juste bon à garer une voiture !) avait pris forme et s’était habillé des couleurs printanières. Ça tombait bien on était à cette période que Francis Ponge appelle L’avant printemps. Au bout d’un mois il était émerveillé comme sa compagne (ses enfants ? bof, ils auraient préféré une piscine) par cette orchestration colorée mais tout cela allait se muer en cacophonie quand, pour lutter contre ce qu’il appelait « les mauvaises herbes » (le réflexe écologique n’était pas de rigueur. On ne les nommait pas encore « herbes adventices »). Il avait pris l’initiative de tout passer au « désherbant ». C’était un produit puissant et il n’avait pas lésiné sur les doses. Le résultat se révéla efficace : les mauvaises herbes trépassèrent rapidement mais le reste de la végétation n’en sortit pas indemne. Seuls quelques arbres en réchappèrent.
Quand le paysagiste vit l’étendue du désastre, il resta un moment interdit puis déclara « c’est dommage ». Oui c’était de grands dommages, à peu près irréparables. Une terre brûlée par le dragon Roundup.
Il fallait tout reprendre. Une nouvelle page, blanche, se présentait si l’on veut être positif.
Ses enfants virent dans cette catastrophe une fenêtre s’ouvrir pour réclamer à nouveau une piscine. Mais son épouse et lui restèrent inflexibles (les fonds, en plus, étaient bas). Il envisagea cette fois son projet sans se payer le luxe du paysagiste, donc avec moins d’ambition. Le plus simple lui parut, puisqu’on était dans une version anglaise du jardin, de planter du gazon. Il aimait à se raconter in petto que ce gazon allait avoir un faux air de La Fabrique du Pré ce qui était loin de lui déplaire.
Mais les choses se compliquèrent. Pour que ce gazon soit viable, il fallait qu’il soit copieusement et régulièrement arrosé. Et il ne pouvait pas compter sur la pluie trop rare sous ce climat provençal. Pour une irrigation équilibrée, il se dota d’arroseurs et d’aspergeurs pivotants aux endroits qui lui semblaient opportuns. Un peu gourmand en eau cet équipement dernier cri mais il n’était pas question de chicaner ! L’arrosage étant automatique c’était de tout repos. Il pouvait ainsi se consacrer à ses chères études.
Mais dès les fortes chaleurs la végétation demandait des quantités d’eau assez considérables (Dieu merci nous n’étions pas encore dans une période d’écologie punitive !). Pour ne pas se ruiner, il décida d’arrêter l’arrosage automatique qui, de toute façon, s’était détraqué et qu’on avait toutes les peines du monde à reprogrammer correctement. Rien ne vaut le manuel se dit-il. Le tuyau d’arrosage avec pistolet entra en jeu. Mais ces séances d’arrosage étaient une contrainte fastidieuse et le gazon, qui n’avait plus rien d’anglais, ne résista pas longtemps à la sécheresse et aux assauts du jeune chien qui faisait maintenant partie de la famille. Comme, de plus, ils partirent en vacances et que les voisins, qui devaient arroser de temps en temps, firent souvent faux bond, le terrain était à nouveau en friche.
Retour à la case départ. Une autre page se tournait.
L’année suivante il se dit que profiter du jardin c’était avant tout cultiver et profiter des récoltes. Il rêva alors à des montagnes de fruits et des débordements de légumes. Mais, pour commencer, il allait humblement s’essayer aux tomates. Il se rendit à l’aube, au marché de Gardanne, puisque, au dire de personnes autorisées, c’était là que l’on avait les meilleurs plants de la région. Il opta, sur les conseils du paysan derrière son étal, pour des pieds de tomates greffées, moins sujettes aux maladies. Il acheta des tuteurs en bambou de différentes tailles et fit ses plantations après « les saints de glace ». Malgré un bon ensoleillement et un arrosage conséquent, ce ne furent guère que quelques maigres tomates qui apparurent un mois plus tard. A peine de quoi faire une petite salade. C’était mieux que rien mais il fallait se poser des questions.
La terre était ingrate, trop argileuse surement. Ceci expliquait ses déboires. Mais plutôt que de l’amender patiemment, comme on le lui conseillait, il s’orienta vers une autre solution : deux magnifiques jardinières qu’il allait pouvoir remplir avec un terreau adéquat à l’éclosion des légumes-fruits (rien n’est tranché dans leur appellation : un fruit au jardin mais un légume sur la table dit-on !). Il avait abandonné le projet de compost (là encore il était loin d’être exemplaire écologiquement mais n’ébruitons pas l’affaire).
Les plantes commencèrent à pousser. Il enlevait consciencieusement les gourmands quand il arrivait à les repérer et arrosait sans réserve. Des tomates ne manquèrent pas d’émerger, nombreuses. Mais bientôt ce fut dans les plants un foisonnement, un embarras inextricable de ramifications. Les jardinières n’étaient pas très grandes et les plants trop nombreux se trouvaient à l’étroit. Une maladie ne tarda pas à se déclarer dans ces pommes d’amour. Des taches noires apparurent sur la partie antérieure des fruits. Un ami, averti en la matière, lui parla crûment du « cul noir ». Il faut aérer tout ça et sans doute que ton arrosage doit être un peu erratique dit –il.
Il fit le ménage pour que les plants respirent mais le mot « erratique » occupait sa tête sans qu’il sût vraiment de quoi il retournait. Il n’arrivait pas à trouver la bonne mesure. Quand les pucerons apparurent, il trouva que décidément, c’était trop se compliquer la vie pour quelques salades de tomates. Et puis le marché n’était pas fait pour les chiens..
Le jardin, il allait le laisser en plan.
Il se dit qu’au fond il était resté urbain, qu’il n’avait pas la main verte et se retira (provisoirement ?) laissant sa femme prendre le relais des plantations et les enfants pratiquer les jeux de ballon.
Mais comme il était amateur de littérature, il demanda à sa compagne de planter mimosa et œillets en hommage à Francis Ponge et rose trémière et pivoines en l’honneur de Philippe Jaccottet. Ce qu’elle fit admirablement.
AB
« Disposer les mots comme des bûches et qu’ils brûlent bien ». Philippe Jaccottet
Encore un texte où on prend plaisir à balader sur son espace littéraire, littéralement et dans tous les sens.
On fait des plans, des pages se tournent, même si à la fin on dirait que l’on reste en plan.
On dirait seulement car à force d’accumuler les péripéties le réel devient irréel. Lors on s’amuse comme dans un film burlesque de tous les essais du narrateur pour transformer l’espace lunaire initial en jardin provençal à l’anglaise.
D’abord ça marche, on est tout fleur, tout arbre, tout émerveillement à l’instar des deux bonshommes ouvrant les débats.
Puis par un geste inconsidéré du porteur d’anamnèses, le Rondup maléfique anéantit le tout : adieu semaisons, floraisons, promesses d’avant printemps !
Ensuite d’avatars en avatars tout se complique et tourne de mal en pis. Du moins côté jardin, car côté cour, l’amateur de littérature comprenant qu’il ne pouvait jouer sur les deux tableaux, nous gratifie d’une écriture erratique certes, mais jouissive, comme il se doit.
Merci pour ce commentaire savoureux et brillant
Délicieux, ce texte ! je te reconnais bien là, cher André. Pensé à toi aujourd’hui tandis que j’écris quelques pages d’un futur manuel « outils linguistiques pour lire la poésie » et prends appui sur un texte de Ponge.
Merci pour cette double reconnaissance Michèle
La vie est faite de choix, écrire ou jardiner, par exemple. Concilier les deux est aussi affaire de choix: cultiver une fleur en pot avec laquelle échanger des regards amicaux chaque matin et à qui prodiguer quelques soins entre deux chapitres , ou bien, après avoir bêché, désherbé, arrosé, dépouillé etc. distiller quelques distiques sur la lumière des jours et l’éclat des gouttes qui perlent aux branches après la pluie. C’est affaire de passion.
Merci pour ce contrepoint . Je souscris au croisement baroque de l’écriture et du jardinage. Cultivons distiques et chapitres et espérons la Semaison.
Je dirais plutôt Pierre que plus encore que de passion, il s’agit de disposition. Quelques chanceux ont ce double pouvoir et notre ami André semble avoir les deux qualifications, peut être pas au même degré de réussite 😘 mais assurément, ce texte est la preuve de son habileté et s’emparer d’une pratique de jardinage pour la transformer en art du paysage…
Et je pense aussi à certain(e) qui en feraient un tableau….les jardiniers de Caillebotte me reviennent soudain en mémoire ou même les parterres de fleurs de sa propriété familiale…
Merci pour ces remarques Sophie je ne sais si je suis habile mais ce qui me plait au narrateur c’est de transformer l’échec de l’amateur de jardin en réussite de la narration. Enfin il essaie. N’est pas Flaubert qui veut.
Le jardin de Bebel ou la mauvaise herbe
Au début régnait le Chaos. Puis Dieu créa le monde et naquit par là même le jardin d’André et Annie, véritable Paradis sur terre. Alors, tel Poseidon entravant la bonne marche d’Ulysse, la malédiction s’abattit implacablement sur ce gazon…Mauvais plants pour les Bellatorre ! Qui s’évertuèrent en vain à retrouver le verdoiement originel.
André, tel un Sisyphe, « vingt fois sur le métier remit son ouvrage » , « creusa, fouilla, bêcha » . Rien n’y fit. Les tomates, vérolées par le « cul noir » ou ravagées par les pucerons, sont décimées ou réduites à la portion congrue, (« à peine y pourrait-on garnir quelques salades » aurait pu dire un certain Georges B). Le ver(s) est dans le fruit.
Le fil mythologique est tiré avec talent. Il faut imaginer Sisyphe heureux disait Camus…
« Monsieur et madame, équipés en guerre, chargés de paniers, vont chercher à la pension voisine le jeune Gobichon, gamin d’une douzaine d’années, qui voit avec terreur ses parents prendre le chemin de la Bièvre. Et, durant le trajet, le père grave et heureux, cherche à inspirer à son fils l’amour des champs en dissertant sur les choux et les navets. […] Le lendemain, dès l’aurore, Gobichon passe la blouse du paysan : il est fermement décidé à cultiver ses terres; il bêche, il pioche, il plante, il sème toute la journée. Rien ne pousse; le sol, fait de sable et de gravats, se refuse à toute végétation. Le rude travailleur n’en essuie pas moins avec une vive satisfaction la sueur qui inonde son visage. »
« Villégiature » d’Emile Zola
Le pauvre Gobichon se berce d’illusions végétales. Il n’a pas de paysagiste, lui, mais croit fermement que son jardin foisonnera de choux et de navets. Gobichon gobe un peu tout facilement.
Notre citadin, en revanche, expérimente, change de cap, s’essaye au jardin quand il ne traverse pas la cour, modifie ses plans, revoit sa page, la rature pour mieux la façonner. Il herborise sans ergoter notre humble urbain !
Comme le jardin automnal de Francis Ponge, celui-ci déchire ses feuilles pour mieux se parer de couleurs printanières.
Certes, il a été dupé par le perfide désherbant possible collaborateur pesticide et anti écolo avant l’heure, mais quelle pugnacité face à ce sol ! Cette page ne reste ni blanche, ni vierge bien longtemps.
Le gazon n’est pas maudit, il ne réclame ni une écriture automatique, ni un pistolet injecteur d’encre: seulement quelques coups de pinceau et de ballon au milieu desquels poussent les pommes d’amour.
Dans cette ramification végétale, dans cette odyssée foisonnante que constitue le magma textuel, on taille, on plante, on sarcle, on fauche, on herse et on repique. Cette terre orphéonique est certes d’argile mais reste obstinément fertile. N’en déplaise aux dogmes plus erratiques qu’hérétiques, il faut cultiver notre jardin!
Je ne connaissais pas ce Gobichon zolien qui a maille à partir avec son jardin se refusant à ses semaisons. Merci pour la bascule salvatrice de la culture paysagère vers l’écriture. Oui, Camille, cultivons notre jardin fût il d’argile.
Qu’ajouter à ces commentaires brillants dont les auteurs nous rendent curieux d’autres écrits…
Qu’un jardin à soi, comme une chambre à soi, après le jardin des aïeuls, et la chambre à lucarne de la rue Loubon, est un lieu où on s’approprie sa vie, on pose ses bagages, on fait fleurir ses souvenirs..
Et la mémoire nous rend sujets, capables de patiences, de renoncements, et de semaisons, comme avec un jardin…
Merci pour les auteurs et pour avoir tiré le fil de mes « hauts lieux ». Oui la mémoire nous rend sujets!