LENNIE’S    Variations en quintet

Poursuivant notre petite musique des hommages s’impose alors une figure incontournable, inspiratrice et exigeante, celle du pianiste aveugle Lennie Tristano. Longtemps considéré comme un “pianiste pour pianistes”, sait-on encore à quel point il fut déterminant dans les années cinquante pour creuser différemment de Charlie Parker les apports du bop? Théoricien de premier ordre, il entreprit une recherche de formes de plus en plus libérées de toute contrainte thématique, mélodique, voire harmonique. S’il fut crédité d’être le vrai créateur du cool, avec les deux pièces Intuition et Digression de 1949, il peut même être considéré comme un pionnier du free dans sa pratique d’un certain jazz de chambre.

Lennie Tristano a vite assimilé les apports de son contemporain Bird, puis il s’est intéressé à d’autres avant-gardes, devenant un «passeur», s’illustrant dans le double registre du concert et de l’enseignement avec cette faculté particulière de développer en chacun de ses élèves de véritables aptitudes, de suggérer à chacun ce qui convenait le mieux à sa personnalité.

Ses enregistrements en quintet ou sextet (avec le guitariste Billy Bauer) ou en version réduite avec le seul duo irremplaçable de Warne Marsh et Lee Konitz sont incontournables par le phrasé limpide, le chant ailé des saxophones, l’attaque décidée, les capacités de renouvellement. Car Tristano s’est employé à récrire les standards dans une interprétation inconsciente de la partition, laissant agir la part de l’ombre, dans un jeu constant d’altérations.

Hommage, Tribut

L’ « hommage » est souvent ambigu, voire réducteur avec  ces sous-entendus de «revival», «retour à»…qui entretiennent le souvenir, tentent un coup de chapeau. Bouquets composés ou couronnes mortuaires? La célébration trop littérale conduit vite à figer la musique en stéréotypes. Le jazz, ce n’est pas ce que l’on joue mais comment on le joue. Aphorisme qui se vérifie parfaitement…

Un jazz inventif se renouvelle dans l’instant où il est créé et s’il reprend des formules passées, les conditions nécessairement différentes font qu’il s’agit de retrouvailles… On aime alors le musicien pour ce qu’il joue devant nous,  et non par ce qu’il ravive d’un autre dont l’enregistrement historique est définitivement classé. Autant écouter l’original et en rester là… ce qui peut aussi être une solution pour les plus réactionnaires.

L’héritage tristanien

Certains ont suivi aveuglément le pianiste toute leur vie comme Lenny Popkin, musicien quelque peu oublié qui fut l’un des derniers descendants directs au sein notamment de la Lennie Tristano Jazz Foundation.

Mais celui  à qui on revint toujours est sans nul doute Lee Konitz qui traça sa voie tranquillement sans négliger pour autant celle des autres. Il eut une belle longévité et fut donc associé aux plus grands, y compris Miles (séance de Birth Of The Cool avril 1949) mais en gardant toujours son indépendance.

Altiste comme Bird, descendant plus ou moins direct vu l’époque, il sut trouver un son original, à la fois inspiré et éloigné de Parker quant à l’esprit. Sans doute l’influence majeure fut celle de Tristano qui le “forma” dès ses seize ans d’autant qu’il fit ensuite partie de ses groupes, adoubé en somme par le maître. Lee Konitz joua vaillamment jusqu’à la première vague de Covid qui devait l’emporter en avril 2020, en reprenant le long de sa carrière des compositions écrites en souvenir du maître comme ce Lennie’s au génitif bienvenu. Il se l’approprie en somme, exercice de style et d’admiration de “musicien à musicien”.

Comme une série d’hommages emboîtés

La musique de Tristano, l’auteur du «Requiem» (dédié à Charlie Parker) n’avait rien perdu de son originalité en 2002 quand les pianistes Stephan Oliva et François Raulin s’essayèrent sur l’ex label Sketch à célébrer le pianiste aveugle, pourtant très lucide sur le jazz de son époque. Quelques vingt ans après ces Variations sur Lennie Tristano, rêvées et réalisées par sept jeunes mercenaires de la scène française (configuration intéressante, deux pianos, deux soufflants, un guitariste et la paire rythmique) qu’en est-il aujourd’hui de l’héritage Tristanien?

Au printemps 2024 est sorti un album épatant d’un quintet intitulé justement Lennie’s dirigé collectivement par les saxophonistes Pierre Bernier (ténor) et Ludovic Ernault (alto), le pianiste et compositeur du groupe Jean-Christophe Kotsiras, le contrebassiste Blaise Chevallier et le batteur Ariel Tessier.

Ces jeunes de la scène hexagonale actuelle ont un sérieux bagage musical, souvent étudié en conservatoire et écouté beaucoup de musiques de genres différents, sans oeillères. S’ils se permettent de revenir sur des périodes plus ou moins enfouies dans l’inconscient jazz, c’est parce qu’ils aiment cette musique, ce swing de l’époque des années cinquante. On pense alors au Mary Lou Williams de l’Umlaut Orchestra de Pierre Antoine Badaroux, plus versé dans les années trente, autre hommage déjà évoqué sur Fragile dans cette même rubrique.

Lennie’s ou la relève

La musique de Lennie’s cultive la mise en valeur des lignes mélodiques des deux soufflants qui se croisent, s’enlacent se conjuguent, pratiquant excellemment l’art du contrepoint inspiré de Bach avec d’autres influences comme Bartok. Les solistes sont soutenus par une section rythmique déliée, au swing ravageur. S’ils restent fidèles à l’esprit tristanien en faisant chanter l’harmonie, ils savent aussi bousculer la tradition en insufflant leur chant propre. La rythmique du nouveau Lennie’s apporte un soutien permanent, particulièrement attentif aux saxophonistes, moins effacée que celle de Tristano qui marquait les “carrures”, jouant les pré-requis indispensables à l’essence de cette musique. Oui, cette nouvelle rythmique aurait sans doute plu à Tristano même s’il déplorait à la fin de sa vie la mise en avant des batteurs, plus encore que de contrebassistes. Que dirait-il aujourd’hui où le public attend un solo spectaculaire de batteurs souvent très bruyants? On ne saurait reprocher ici à la paire batterie-contrebasse d’avoir une conception métronomique du tempo, ils savent maintenir la tension, placer les ponctuations efficacement tout en laissant la part belle au duo élégant de souffleurs et au pianiste qui se glisse à la place de Tristano qu’il connaît parfaitement par ailleurs.

Sur neuf titres, cinq sont des reprises jouées par les formations de Tristano, arrangées par Jean-Christophe Kotsiras qui revient sur l’opposition entre musique écrite et improvisée à partir de standards-ceci est essentiel, s’appuyant sur la rigueur du format et de la construction. Reprenant avec finesse la leçon du maître, les deux saxophonistes rejouent la partie de Marsh et Konitz et c’est loin d’être un jeu d’enfant. Ils s’inscrivent avec bonheur dans le travail précis et serré des arrangements du pianiste et parviennent à faire entendre “leur” version tristanienne dans des interprétations distanciées.

Le quintet remonte le temps mais redonne vie autrement au Lennie’s  la première composition de Konitz qui commence l’album. Après avoir beaucoup écouté la version enregistrée en 2000 où Lee Konitz joue en duo avec le pianiste Alan Broadbent, le quintet s’en éloigne, “l’oublie” en somme dans une réplique étonnante, hypnotique… et martiale.

https://youtu.be/5v8W3l9cUAk?si=6xv6PXT6_K3a8zak

On retrouve deux autres titres de Konitz, un extraordinaire Palo Alto à la rythmique vraiment déchaînée qui annonce la West Coast et pas seulement géographiquement avec une improvisation collective des plus enlevées. Wow est vraiment épatant comme le suggère le titre mais beaucoup plus déglingué côté sax que le duo aérien qui lançait le thème avant une courte échappée de Tristano dans le sextet original. Cependant nos cinq complices se “reprennent” dans une citation finale, courte mais à l’identique, en parfait unisson. Un clin d’oeil que l’on appréciera.

Pas facile non plus de s’attaquer au superbe Marionette, composition tellement mélodique du guitariste Billie Bauer. Le thème est exposé plus lentement que dans le sextet de Tristano par les deux sax dont les pépiements se superposent sautillants et gais; le pianiste s’impose dans un développement free, fragmenté, en rupture, soutenu par un batteur qui aura le dernier mot avec un de ces roulements caractérisés qu’il affectionne, les sax utilisés en contre-emploi, soutenant alors en ostinato.

Quant aux compositions originales du pianiste Jean-Christophe Kotsiras, elles maintiennent la cohérence avec les reprises et soulignent l’agilité du quintet à jouer avec son propre matériau, reprenant la tradition en parallèle, en décalé, en négatif. Et selon la méthode des boppers, ils usent de démarcage, improvisant sur un thème en créant des lignes mélodiques et en gardant les harmonies originales. Ils donnent alors un titre qui leur appartient à la nouvelle composition. Ainsi les titres du pianiste sont un régal, des jeux de mots vraiment recherchés comme le pertinent Anamnèse ( » une maïeutique du souvenir en quelque sorte », on ne saurait mieux dire) démarcage d’ I Remember You qui débute dans la “reproduction” maladroite à la façon d’un exercice d’apprentissage puis déraille comme un vinyle usé pour s’éloigner dans une forme de réminiscence. De même, repris dans un dérèglement des plus organiques, le standard Everything I Love s’efface littéralement en Nihil (!), les saxophonistes solistes devenant accompagnateurs (encore un contre-emploi).

Dans ce disque miroir, la conversation se poursuit avec un intrigant Emelia, une valse bizarre (bien qu’en 3/4) qui tourne  assurément moins bien, héritée d’un choral de Bach avec des accents qui se déplacent, des enjambements plus longs nous faisant dériver dans une mise en abyme, démarcation d’une démarcation…ébouriffant ! Emelia (feat. Ludovic Ernault, Blaise Chevallier)

Jusqu’au final chahuté Shining (d’après le standard My Shining Hour) qui évoque Kubrick dans sa transformation incessante des codes des genres. Cette recherche, cette subtilité a de quoi ravir quand on considère l’indigence de certains titres actuels.

Toute la musique de ce premier disque résonne ainsi de cette jubilation, profite du rythme constamment déjoué avec une découpe métrique logique fidèle à Tristano qui préconisait des superpositions harmoniques autant que rythmiques. Cette traduction passionnante dans la réinterprétation même sait caresser sans perdre sa force, faire entendre son chant sans tomber dans la romance. Ces variations jamais austères rendent de façon exemplaire la complexité des musiciens d’alors, esprits libres dont les cinq de Lennie’s suivent la trace. Pour leur premier album, en revisitant l’héritage, ces  nouveaux chercheurs nous ont  éveillé à de pures abstractions.

Lennie’s – YouTube

6 Commentaires

  • JJ Dorio dit :

    Mille mercis pour ta nouvelle chronique, ce second set où tout pour moi loin de « couronnes mortuaires » est nouveauté. Et pour commencer la découverte de ce pianiste aveugle pionnier et passeur Lennie Tristano, dont il est réjouissant de voir son influence reprise aujourd’hui par le quintet au nom explicite Lennie’s. Tu multiplies les louanges et les pistes d’écoute à leur égard. Dès lors comme disait Averty « à vos cassettes! » : j’ai commandé le cd dont tu reproduis l’image et nous fait écouter un extrait et un album de 1956 de Tristano.

    • Sophie Chambon dit :

      Oui, Tristano mérite d’être (re)découvert. Il a quelque peu disparu des radars mediatiques. Très créatif en son temps, il sut vraiment s’entourer et il joua avec les plus grands sur une période courte mais décisive. Merci du commentaire enthousiaste. Le Cd de ces jeunes musiciens vaut le coup et
      voilà pourquoi j’ai choisi uniquement des extraits de leur Lennie’s😘
      J’aimerais surtout les entendre en live à présent….

  • JC Kotsiras dit :

    Merci Sophie pour cette critique enthousiaste et pointue !
    Nul doute qu’elle donnera envie aux lecteurs de découvrir ces musiques d’hier et d’aujourd’hui.

    • Sophie Chambon dit :

      C’est toujours un plaisir vif de réécouter un maître du feeling. Visiblement il y a des pianistes et pas seulement des sax pour suivre ses leçons 😘

  • Pierre Hélène-Scande dit :

    Bel et profond article !
    C’est toujours intéressant, Sophie, de voir que les maîtres du jazz n’hésitent pas à puiser dans les chefs d’œuvre classiques et que les jazzmen d’aujourd’hui retravaillent les pièces de leurs aînés.
    C’est la culture en pleine action : le présent ne cesse de se nourrir du passé, ce qui ne signifie pas qu’il en soit prisonnier.

    • Sophie Chambon dit :

      Il doit même impérativement s’en échapper, s’éloigner de cette « facile » tentation de reproduire ce que l’on admire.
      Merci cher Pierre de tes remarques qui ponctuent toujours avec pertinence et peuvent relancer l’échange…

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