Le jardin sous la neige
de
Jean-Michel Maulpoix
Dans ce premier trimestre de l’année 2023, Jean-Michel Maulpoix, dernier lauréat du prestigieux Prix Goncourt de la Poésie, publie Le jardin sous la neige, au Mercure de France, son fidèle éditeur.
D’entrée de jeu le lecteur pénètre dans l’antichambre d’un cauchemar qui aurait pour nom la vieillesse, ou la misère de l’Homme. Au fur et à mesure qu’on entre dans ce livre, on ressent comme une boule au ventre qui se forme à l’intérieur, et qui enfle. On ne sait alors pas trop si c’est comme une tumeur ou comme un trou noir et cela inquiète. Ce trouble par lequel on inaugure notre traversée de la mort grossit petit à petit. On peine à savoir si ça gonfle ou si ça creuse. Mais en tout cas quelque chose prend une ampleur considérable au niveau des tripes. Quelque chose qui fait ‘froid dans le dos’, pour ainsi dire. On a donc le souffle court, et on fait place au silence qu’installe en nous l’écriture. On se surprend, à certains moments, à se sentir soi-même ‘comme mort’. On se dit aussi que l’on aurait préféré ne pas avoir lu ces textes, afin de préserver ce qui reste en nous d’une ancienne fraîcheur enfantine, une innocence gamine et un peu naïve qui fait croire à l’éternité. Mais nous voilà prévenus ! Lire ces poèmes, c’est prendre conscience qu’on a toute la mort devant. Les poèmes du début (ceux avant la dramatique section « Rue des pleurs ») sont terribles. On est terrifié par une beauté étrange et presque perverse, très baudelairienne en ce sens semble-t-il… La beauté a rarement été aussi difficile à regarder. La gorge se serre et on voudrait tendre la main à qui ne peut la saisir. On est impuissant. Il y a une esthétique du glauque, en un sens, qui fascine. On voudrait que ça continue, que ça dure longtemps, et en même temps que ça cesse, cette impitoyable lucidité avec laquelle le poète parvient à écrire ce qui a parfois l’air d’être des tropismes au sens où Sarraute pouvait l’entendre : ces soubresauts de la conscience qui nous ramènent subitement à la « réalité rugueuse à étreindre », comme dirait l’autre. On se demande alors avec anxiété jusqu’où le poète sera capable d’aller dans son exploration des ténèbres présentes et à venir. Jusqu’où il pourra pousser le vice de portraiturer ainsi les âmes mourantes, seules et désolées, déjà presque désossées. On croit que cette poésie touche à sa fin, son but, au fin fond de sa chute.
Puis la deuxième partie du livre donne l’impression de changer de ton. La poésie recouvre un souffle quasi neuf. Elle devient moins virulente et plus sage, plus printanière. On sent là aussi plus de résignation, plus d’acceptation, moins de mouvements brusques. L’heure tourne plutôt aux préparatifs mortuaires et aux adieux avec la remémoration de certains souvenirs et le bilan des nombreux livres poétiques de l’écrivain dressé dans un seul poème (p. 103).
Si Rue des fleurs, l’avant dernier livre du poète, marque un pas de côté dans la trajectoire d’écriture du poète, on peut quand même remarquer que la rue des fleurs s’est endeuillée dans Le jardin sous la neige. Elle est désormais rebaptisée, en plein cœur de l’économie du recueil, « Rue des pleurs ». Le sujet lyrique est entré de plain-pied dans la mort. Il a littéralement « changé d’adresse » (p. 61). On peut enfin se demander comment la plume de l’auteur parviendra à s’extirper du tombeau dans lequel elle s’est laissé glisser au travers de ce triptyque mortuaire que constituent donc L’hirondelle rouge (2017), Le jour venu (2020) et Le jardin sous la neige (2023).
Avec ce dernier livre Jean-Michel Maulpoix signe sans doute l’une de ses plus belles pièces, un de ses petits chefs-d’œuvre en prose auxquels il nous a habitués depuis toutes ces années.
Poème, page 14
À la saison froide, on bat en retraite. On n’a plus la force, on se résigne. Plus d’issue, plus d’envie, plus de courage. C’est alors que les animaux sauvages sortent de la forêt. Ils viennent prendre leur dû: c’est violence et rapines. La mort qui rôde montre son museau de pierre.
À la saison froide, on revisite. On écoute grincer de vieux meubles dans la chambre aux regrets. Pas question de s’y blottir : inondée de nuit noire, elle n’est faite ni pour les caresses ni pour les songes. Les rideaux sont tirés. Dans les draps de l’insomnie, on couche seul.
À la saison froide, on donne son congé. Chaque soir, avant de s’allonger, il faut penser à dire adieu. Étendu sur le dos, bien à plat, les mains jointes, on tombe parfois tout habillé dans un sommeil sans fond ; on sait que l’on risque désormais de ne pas se réveiller.
Jean-Michel Maulpoix
Le jardin sous la neige
Mercure de France, 2023
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(Photo de Tobias Bjørkli, Pexels)