NUIT POUR SARAJEVO

Tu n’es pas allée à Sarajevo. Ni cette année, ni l’année dernière. Tu n’es jamais allée à Sarajevo, et tu n’iras jamais. Même au-delà du désastre. Sarajevo ne sera pour toi qu’un nom sur une carte de la mémoire, un nom que tu n’invoqueras pas et pourtant, Sarajevo restera une flamme qui ne peut s’éteindre. La flamme d’une chandelle. La flamme qui dévorait et qui dévore encore.

Sarajevo, rappelle-toi.

Tu prêtes l’oreille à ces rumeurs dont tu ignores de quel dragon elles issent, de quelles ténèbres, et pourquoi elles naissent. Elles passent, les rumeurs, elles meurent ou bien elles enflent : celles-ci enflent. Elles envahissent l’espace.

Tu entends, à-présent. Tu entends Sarajevo.

Tu entends la musique des voix qui se sont tues. Tu entends les silences d’outre-tombe qui prolongent leurs notes dans le désert, là où un temps tu aurais pu prêcher, prophétesse mal inspirée. Tu aimerais entendre l’infini, mais tu es seule, et l’infini se dérobe, l’infini se tait. Seule face au souvenir. Il n’y a plus d’infini.

Tu le savais : toute montée de la nuit est pour l’homme longue, et lente, et laborieuse. Or la nuit de Sarajevo battait son plein. La nuit de Sarajevo ne peut s’immobiliser. Elle dure, elle claque contre les étoiles comme un coup de pistolet, elle gronde comme un canon de mortier, elle roule comme une rafale de kalachnikov. Ce sont aussi les étoiles qui sont ainsi visées.

Bienvenue en enfer, était-il écrit, en anglais, sur les murs de la ville. En enfer, souviens-toi. La guerre faisait rage. Et la guerre, c’est une mécanique, semblable à une horloge : elle envoie la mort à chaque oscillation du balancier, à chaque déplacement de l’aiguille ‒ celle des secondes. Face à cette mécanique, il faut se terrer ou bien courir, il faut avoir peur, et c’est ainsi que dans la guerre, l’homme revient au règne animal ‒ la peur, courir, se terrer.

En enfer : tu te revois à Sarajevo où tu n’iras jamais, courant, te ruant, tête baissée, dos courbé, pour traverser telle ou telle avenue. Pour simplement esquiver la mort. Sniper Alley, disaient-ils. Peut-être. Mais combien de battements de cœur d’un immeuble ou d’un abri à l’autre, combien de torsions du ventre d’un trottoir à l’autre ? Combien, en chemin, de voitures ou de bus calcinés, squelettes de ferraille immobilisés dans leur stupeur, définitivement figés dans leur incrédulité ? Combien de trous, combien d’impacts dans les murs, sur les arbres, aux fenêtres et jusqu’aux tombes qui patientent leur éternité qu’elles pensaient tranquille dans les cimetières de la ville ? Combien d’épouvantes ?

Non, tu n’es jamais allée à Sarajevo. Sarajevo est un ciel. Un ciel chargé de nuées qui grossissent, s’assombrissent, il n’y a plus d’horizon. Serbie, Bosnie, que sont ces noms pour toi ? Que sont-ils devenus ? Ont-ils seulement existé, été nommés ? Ont-ils seulement cru en leur destin ? L’horizon court, tête baissée lui aussi, il court en aveugle : Sarajevo est un ciel et un horizon. Le ciel est bouché, l’horizon fermé. Il n’y a plus d’infini.

Il n’y a jamais eu d’espoir. Il n’y a jamais eu d’infini.

Que reste-t-il, aujourd’hui, de Sarajevo, de ces longs mois de Sarajevo, ces interminables mois ? Rien. Rien que la nuit. Toutes nos victoires sont illusoires, et nos défaites taciturnes. Parce que, dans la vanité des jours enfuis, tout est à recommencer. Toujours.

Non, tu n’es jamais allée à Sarajevo.

Qui se souvient ?

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(Photo © Maheut Bolard-Veyretout)

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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