« Que gémis-tu d’un soupir si amer,

Les yeux tournés sur le dos de la mer,

Enflant pensif de sanglots ta poitrine ?

Fais ton bateau et sur la mer chemine, Voilà du bois et des outils assez… »

Ronsard

 Accrochée à sa planche, elle s’étonna d’être calme, de ne pas sangloter. Les yeux tournés vers le dos de la mer, elle le voyait devenir tantôt pelage offert à la main, lisse et picotant, et tantôt, sous la houle d’un courant roulant dessous comme des muscles très forts, échine arquée haut d’un félin qui s’étire avant de partir en chasse. Le soleil chauffait à blanc cette surface tour à tour figée et mouvante, et Pénélope ferma les yeux ; elle songea au chat albinos, celui qu’elle préférait parmi ceux qu’on nourrissait au palais pour tuer les souris mangeuses de grains ; ses gros yeux rouges fuyaient le soleil et le jour et le rendaient maladroit, bon à rien, disait-on. Malgré les consignes de Madame, ou à cause d’elles, les serviteurs le houspillaient, le poussaient du pied sans égards quand ils le trouvaient sur leur route. Mais la nuit, elle savait qu’il n’avait pas son pareil, et il lui rapportait toutes sortes de proies étranges, certaines bien laides comme revenues de la mort. Elle l’appelait son guerrier blanc, son chasseur à peau douce, et c’était elle qui donnait le verdict : « tue » ! ou « laisse » ; « tue », c’était quand la bête était déjà bien amochée ; elle voyait bien que ce chat se souciait des souris comme des nèfles, que ce qui intéressait la bête aux yeux rouges, c’était les créatures entre deux mondes que lui seul était capable de dénicher. Elle, elle graciait celles dont elle pensait qu’elles lui seraient indéfectiblement fidèles et reconnaissantes, recrutant une armée de petites créatures nocturnes, cachée de tous, sauf de sa nourrice ; sous prétexte de stocker de façon appropriée, à l’abri du soleil et des tentations, le surplus de sa laine et ses jarres de teinture pourpre hors de prix, elle avait bâti de ses mains avec la vieille un réduit de bonne taille derrière sa chambre au fond d’une cour, où tout ce monde captif était nourri et dorloté par ses soins ; elle leur expliquait tendrement ses chagrins, mûrissant sa revanche pour quand le jour serait venu, pour en finir avec l’attente, peut-être. La nourrice se moquait d’elle, puisque ces bêtes ne comprenaient rien de rien sauf les grains, les proies ou les vers qu’il fallait leur livrer tous les jours, et Pénélope un peu attristée ne daignait pas lui répondre.

Elle attendait, un point c’est tout ; elle n’avait pas besoin d’espérer. Elle attendait d’une attente que seul le spectacle des bêtes nocturnes se régalant de viande crue ou vive livrée par ses mains semblait consoler.

– 2 –

Et là encore, elle détestait l’attente ; dans l’eau aux reflets de plomb, où elle trempait sa tête de temps en temps sans lâcher sa planche pour que sa cervelle ne finisse pas irrémédiablement cuite, elle se demandait combien de temps elle allait trouver ça acceptable, de dériver sous le feu du beau monstre là-haut, maître Soleil, l’éternel vieux beau qui lance loin ses flèches, et auquel il n’y a pas si longtemps, elle se donnait sans mesure sur le sable noir de son île. Cette passion contre nature avait vieilli sa peau trop tôt mais elle avait bien d’autres chats à fouetter.

Elle ne voyait plus la côte depuis un moment et se demanda pourquoi elle avait joué à ce jeu idiot, pourquoi sa volonté féroce de vivre, au lieu de s’accorder avec sa coutumière prudence de gynécée, de barboteuse de plage, qui n’empêchait pas un rêve de guerre plein de sournoiserie, l’avait soudain fait fouiner dans les cabanes de derrière la plage jusqu’à ce qu’elle retrouve cet assemblage de planches, ce qui restait de la première embarcation de monsieur son absent, ce qui avait réchappé de son premier grand voyage, entre leurs noces et la naissance de leur petit philosophe – ce bel éphèbe qui l’inquiétait de plus en plus d’ailleurs, car à quinze ans il semblait moins se préoccuper des filles et de politique, que de la raison pure et pratique, et de spéculations stériles sur la disparition de son père et les reportages sur ses exploits ; il avait fort à faire à protéger sa mère, croyait-il, et elle s’en amusait in petto autant qu’elle le lui reprochait avec véhémence en public.

Mais au nom de tous les dieux, les hostiles et les favorables au clan et à son chef peut-être mort, qu’est-ce qui l’avait poussée, elle, alors que son plan avançait dans sa tête lentement, – et bien plus encore, il est vrai, dans l’élaboration concrète de son exécution et l’adhésion énergique à ses détails – , à s’éloigner du bord de la plage , en battant des pieds avec furie? Accrochée à un bout d’épave, sans même une rame, sous les yeux mi-étonnés, mi-narquois d’Antinoos, elle avait joué comme une enfant avec sa planche, tournant autour, passant dessous, nageant sur le dos, submergée d’un plaisir si fort qu’elle riait à gorge déployée, buvant la tasse de temps en temps, et elle avait vu s’éloigner, sans qu’il fît mine de la retenir, d’abord l’étincelant sourire acéré de l’adonis, puis les longs muscles travaillés avec soin … ?

Ce n’est que quand il était devenu un trait doré sur le sable noir qu’elle le vit vibrionner et s’avancer vers l’eau à la nage, mais elle était loin, très loin déjà, hors de sa portée et de sa voix. Il avait fini par comprendre qu’elle n’était pas seulement partie se faire bronzer nue sur un radeau à l’écart des convoitises. Mais c’était trop tard, et le supposé favori des soupirants voyait sa proie lui échapper ; et avec elle, prenaient le large ses hectares de vignes, les beaux restes de la flotte qui n’étaient pas partis à Troie, augmentés de celle que Pénélope, avec l’aide d’Athéna, avait veillé à faire construire pour transporter l’huile et le vin de leurs terres, et les porcs sauvages, et le bois des forêts qui avaient réchappé aux nécessités de la construction navale. Une perte inestimable, si elle disparaissait : qui sait combien de temps cela prendrait encore d’évincer Télémaque avec un semblant de plausible élégance ?

– 3 –

Oui, elle s’étonnait de ne pas sangloter. C’était les vibrations sur la cymbale de la mer qui la calmaient, et la solitude unique qu’elle lui procurait, bien plus belle et intense que celle qu’elle vivait chaque jour en s’éveillant seule dans le large olivier creusé par le disparu à la mesure de leurs deux corps, et autour duquel le palais tournait plus ou moins rond depuis la fin de la guerre et son veuvage putatif. Cette solitude-là désormais la submergeait de bruits, de cris et réclamations, de comptabilité, de devoirs, de résistances et de manigances pour ne pas être mangée crue par les roitelets du coin, pour que Télémaque finisse par être vraiment prince ; son île, son domaine devaient s’immiscer enfin assez en lui pour qu’il devienne un homme, sans s’embarrasser d’un père qui l’avait abandonné, pour la gloire, et pour les profits d’une guerre que son âme tendre ne manquait pas de proclamer injuste, dans son juvénile mépris des subtilités du réel. D’ailleurs, si ça continuait comme ça, il finirait avec une captive troyenne sans le sou et pleine de ressentiment. Ithaque n’avait que faire de sa tendresse enfantine, ses collines à l’aube en avaient à revendre : maintenant l’île avait besoin qu’il soit le fils de son père ; ça viendrait, à la fin, mais en attendant, Pénélope charriait sur sa nuque le double porte-seaux de l’île et de l’absence, et elle restait bien droite.

Jusqu’à ces planches poussées à la mer.

– 4 –

Elle descendait sous l’eau, régulièrement, il faisait si chaud, elle oubliait tout à la vue des poissons, des poulpes et de tout ce qui vivait et bougeait là-dessous, si bleu, vert, blond et rose, tellement plus clair et fluide et libre que ce peuple de nuit qu’elle cachait au fond de sa chambre et pour lequel elle commençait à s’inquiéter.

Elle pensa aussi que son chat albinos, si présent avec elle et autour d’elle avec cette mer qui ronronnait, serait vite liquidé si son absence à elle se prolongeait. Ses sanglots finirent par éclore, à se retourner en bonheur quand ils rejoignirent les flots, sel dans le sel, eau dans l’eau, et elle se sentit vraiment reine alors d’un royaume qui ne lui demandait rien d’autre que de l’abandon. Ce bonheur venait d’un endroit qui n’était pas que de son corps lâché comme une algue dans la mer immense, mais d’une altérité du monde que sa situation faisait naître ou apparaître, et qui changeait en vigueur sa colère de guerrière redoutant le combat. Elle tenait son radeau et quand le soleil descendit elle s’y hissa. Elle observa émerveillée la mer qui bleuissait clair puis s’irisait puis rosissait, et sa beauté lui donna la certitude que de toutes façons sa mauvaise vie de veuve avait valu la peine, que ces planches qu’elle tenait et qui avaient ramené une première fois son homme lui faisaient vivre sa bataille à elle, dût-elle en mourir, et lui offraient un destin avant la totale décrépitude.

L’Apollon d’en haut dansa pour elle, avec la mer, un duo athlétique et glissé, qui s’acheva en une lente et rouge fusion. Elle en fut toute retournée et eut envie de sexe. Puis ce fut la nuit.

Plus aucun îlot rocheux n’était en vue. La mer clapotait calme. Elle se remit à l’eau et nagea pour ne pas avoir froid. Elle pensa qu’elle allait mourir, comprit que c’était dommage, maintenant. Car elle avait assez de créatures à sa main près de sa chambre et dans le palais pour faire fuir les soupirants, sans avoir besoin de son bien-aimé, son bel archer si solaire autrefois, ce chevaucheur de mers et de cuisses de toutes les formes et toutes les couleurs, mort peut-être. Elle pensa qu’elle saurait trouver les mots justes pour mettre Télémaque en face de son devoir de prince sans qu’il s’échappe dans ses bouquins. Elle vit bien qu’elle était forte et que certains combats se gagnent d’avoir vu la Mort de près, d’avoir tordu le bras à sa squelettique altesse en lui renvoyant ses propres forces, surgies de la peur révoltée-même ; les hommes disent qu’elle est femelle, cette maigre, toute dents et crâne : se sont-ils regardés faire la guerre ? Quel dommage de laisser son monde aimé à la merci de chefaillons cupides, des cervelles d’oiseaux au service de leurs nombrils !

Oui, dommage ! Elle avait dérivé, elle était perdue.

– 5 –

Soudain, au loin, l’eau se mit à murmurer et crachoter quelque chose. Des pêcheurs ? Un gros carnassier à nageoires ?

Des pirates ?

Quelque esclave que soit une reine dans des villes tenues par les hommes, elle savait très bien qu’il y avait beaucoup de vies bien pires ; elle avait sa part de liberté, et aurait bien voulu en étendre l’usage si elle avait pu rentrer, maintenant qu’elle n’avait plus peur de mourir ; et même si elle pensait traiter justement ses servantes, si elle les aimait beaucoup, si elle travaillait avec elles, avait chanté et ri avec elles autrefois, elle aurait préféré la mort à leur sort ; question d’éducation dans ce monde-là, si vieux déjà.

Il fallait donc prévoir de plonger chez Hadès via les grottes marines, si pirate il y avait, ou même pêcheur au long cours en mal de femme : qui au loin respecterait la reine d’Ithaque, quand c’était toujours le profil de son homme qui donnait valeur aux pièces de monnaie ? Elle se demanda comment, en petite tenue sur quelques planches, la bonne nageuse qu’elle était pourrait se supprimer assez vite pour échapper aux fers et aux hontes ; pas de noyade rapide, elle devait donc plutôt mourir au combat. Elle commença à déclouer patiemment, avec ses doigts tout froissés par l’eau et ses ongles cuits au sel, une planche pour se battre et les enrager assez pour qu’ils la tuent.

Quelques étoiles se montrèrent ; le crachotement se confirmait, s’amplifiait. Soudain la lune monta au-dessus de la mer, jetant à sa surface un faisceau presque aveuglant, et les étoiles disparurent.

Alors Pénélope les vit. Un bateau à un seul mât, voiles en lambeaux, chargé de femmes et d’enfants, et de quelques vieux efflanqués ; ça dérivait. Des fantômes. Pénélope se demanda si elle n’était pas déjà sur un fleuve des Enfers, si elle devait appeler, demander de l’aide à qui semblait en manquer autant qu’elle, si Hadès lui rirait au nez avant d’en faire des monstres réclamant du sang frais. Elle agita un bras, battit des pieds vers eux lourdement, réalisant ainsi qu’elle était épuisée. Mais une petite fille la vit et secoua le bras de sa mère, qui secoua les autres ombres.

Pénélope vit alors des mains se tendre vers elle, tandis que certains faisaient contrepoids, sur l’autre flanc du voilier sans voile, et ce n’était pas des mains d’âme, et ces corps si maigres avaient trop de poids pour être des fantômes ; elle se remit à battre des pieds de toutes les forces qu’elle retrouvait, la lune lui offrait à nouveau le réconfort de la beauté de l’eau sans limite, illuminée de cette face blanche qui sembla plus débonnaire que jamais. Elle comprit d’où son albinos tirait sa magie.

On la hissa, on la frotta vigoureusement avec ce qu’on pouvait de linges, on parlait une langue qu’elle n’entendait pas. La petite fille lui sourit en lui montrant le ciel : la lune avait bougé et on revoyait pointer une à une les étoiles comme des boutons de ciste. Elle la consolait avec le seul cadeau possible ici, la beauté à partager.

Mais Pénélope en reçut avec lui un autre, car elle se souvint des leçons du petit berger avec qui, gamine, elle se sauvait à la nuit pour regarder le ciel après de longues marches sur le Taygète.

– 6 –

« Les filles spartiates ne sont pas des mauviettes. », disait-il avec une componction de vieux ; il ne se serait pas amusé à prendre la main de la petite princesse ; la reine vieillissante le regrettait ; mais il lui avait appris à reconnaître les constellations, à s’orienter dans l’uniformité nocturne des pierres avec l’étoile polaire. Elle ne savait même plus le nom de ce petit noiraud aux gestes si calmes, au pas économe. Lui ne pouvait pas avoir oublié la chevrette agitée, sa commandante, comme il disait, la fille du chef. S’ils s’étaient fait prendre, elle aurait pris une bonne dérouillée par son père, mais lui risquait beaucoup plus gros. Était-il encore vivant ? Elle tourna ses paumes vers le ciel en pensant à lui comme au dieu Apollon, et son nom lui revint, Photis, jeune lumière noire du jadis et pour toujours.

Puis elle prit ses repères, demanda par gestes d’où ces éperdus venaient ; un vieux prononça un nom qui sonnait asiatique, bien au-delà de Troie puisque rien ne lui était familier dans leur langage ; mais elle comprit qu’elle avait dérivé vers l’Est, qu’un dieu de la nuit, un ami de la lune, son chat blanc lui-même, qui sait, lui avaient envoyé ce pauvre bateau et son pauvre équipage au moment où elle s’était investie d’une majesté définitive, de cette certitude qu’elle devait, qu’elle pouvait rentrer virer tous ces pique-assiette menaçants, impatients de l’engrosser tant qu’elle y était encore propre pour virer le fils du grand voyageur et accroître leurs domaines.

Alors maîtrisant ses frissons, elle montra l’exemple, on fit des nœuds aux lambeaux de voiles, on y mit tout ce qu’on trouva de linges et de chiffons ; elle fit le geste de couper, on lui signifia, rien, zéro, pas d’armes, on mima des gens hostiles qui prenaient tout, mais le vieux qui l’avait déjà renseignée comme il pouvait, sortit d’une cache entre deux planches un bout de fer affûté, il mima en riant le geste de se raser. De fait il avait les joues nettes. Elle lui baisa les mains et se coupa les cheveux pour rabouter les cordages arrachés, après elle la petite fille fit de même puis toutes les autres femmes et les vieux aussi ; tous ces affaiblis alors portaient dans leurs yeux et leurs gestes une joie fiévreuse et énergique ; ils empoignaient chaque objet avec un désespoir qui leur donnait prise sans limite sur des fragments de réel, qui se mettaient bout à bout. Elle avait fait remonter avec elle les planches de son radeau, et le clou presque desserti déjà fut extrait pour trouer et coudre ce qu’on trouva de tissu ou de cuir, et augmenter la voile.

A force de nœuds et de rapetassage, il y eut une voile monstrueuse, une immense peau cicatricielle, qui semblait vouloir bien prendre le vent. Ni Pénélope la terrienne ni les pauvres créatures de gynécée rescapées de cette fuite n’avaient appris à user des vents à leur avantage, mais elle insista pour donner la direction, pour qu’on avançât tant qu’il était nuit et que les étoiles parlaient ; les vieillards et quelques jeunes garçons, eux, savaient un peu jouer de la voile et s’y attelèrent ; les femmes, celles qui n’étaient pas enceintes ou amochées de coups, prirent des planches du radeau et ramaient quand le vent mollissait ; pour tout, il valait mieux compter sur le vent, mais c’était mieux que rien, au cas où. À l’arrière, le vieux glabre arracha, aidé par d’autres, une longue latte du pont, et il répara grossièrement la barre, visiblement brisée en deux par une arme mauvaise ; il suivrait le cap de Pénélope.

Le vent fut favorable. On vogua vers l’ouest ainsi jusqu’au matin, et là,, on temporisa, tentant de longer de loin dans la même direction des côtes aux dessins inconnus, puis on donna pleine voile toute la nuit suivante ; et là, quand l’Aurore gantée de rose s’éventa sous leurs yeux, on aperçut une côte dont la silhouette était familière à Pénélope, un archipel de rochers aux noms de bêtes qu’elle reconnut, la Tête de l’Ours, le Busard, la Vache couchée. Le vent faiblit à leur approche, et on baissa la voile ; les femmes ramaient de toutes leurs forces, Pénélope avec elles ; encore et encore ; et la barcasse bien laide, déglinguée, voile hirsute et décousue, entra dans le port d’Ithaque.

-7-

Cette vision pétrifia les pêcheurs qui vendaient là leur marée, les petits qui débrouillaient les filets, le marchand de vin et ses clients, et les équipages qui calfataient les bateaux avant qu’on les recharge de poisson salé, d’huile, et de piquette. Quand ils purent voir sur cette nef infernale ces corps de fantômes, indécents, car toutes leurs loques étaient devenus des bouts de voile, quand Pénélope eut dit son nom et qu’ils reconnurent, à la proue devant tous ces gueux et pareille à eux, fière comme Athéna Victoire, leur reine donnée pour morte, leur reine nue et décoiffée comme un garçon en figure de proue, ils se prosternèrent ; on laissa accoster le bateau et avant qu’ils ne descendissent, on leur jeta des manteaux et des linges.

Pénélope réclama des chariots et des mules et tous ces revenants furent emmenés avec elle au palais, où on les baigna et les nourrit.

Les prétendants étaient furieux, Antinoos fit une terrible scène à Pénélope qui sans l’écouter lui rit au nez en lui montrant bizarrement les dents , et passa son chemin. Télémaque était parti herboriser dans la colline avec son pédagogue Mentor, qu’on soupçonnait de l’accointer avec la rebouteuse du coin pour mieux connaître les vertus des simples et les mystères de Cybèle, et le tenir ainsi à distance des provocations des princes. On le ramena, courant, pleurant, morve au nez, si peu princier et si gamin encore que là aussi Pénélope eut envie de rire, d’un rire tendre qu’elle lui mit dans l’oreille quand il se blottit dans son cou en disant mamanmaman. Elle apprit qu’elle avait disparu sept jours. Le temps était devenu comme un distillat, une condensation de vie que n’avait pas su mettre en forme l’évidence-même des mouvements des météores.

Elle s’imposa, effrayante comme si Charon l’avait lui-même ramenée des Enfers sur sa barque. Elle fit dire aux prétendants qu’elle leur parlerait après sept nuits et sept jours, qu’elle avait besoin de sommeil, de bains et d’onguents, de viande bien rouge. Ils grondaient, cependant. Les grondements mal cachés de ces messieurs contre ses compagnons de route qu’on logeait non loin d’elle comme des hôtes, eux qui avaient semblance d’esclaves et parlaient une langue que nul ne comprenait, leurs grondements mesquins parce qu’on les régalait des mêmes rôtis qu’eux, et leurs grondements rageurs pour ce nouveau délai, elle les fit cesser d’un sourire dur et d’un C’est mon plaisir auquel ils n’osèrent répliquer. Elle savait qu’ils chercheraient à reprendre le dessus une fois la surprise et la joie retombées, et il fallait les prendre de court, ces petits chefs pleins de suffisance et d’humeurs noires.

Elle fut triste de ne pas voir son petit velu aux yeux rouges se frotter à ses jambes pour lui faire fête, le chercha en vain dans les cachettes et les arrière-cours, pensa qu’il avait succombé à quelque vengeance minable ; mais quand elle put lui parler seule, sa nourrice lui confirma qu’elle n’avait jamais cru que la mort avait pris sa maîtresse pleine de sève, et qu’elle avait continué à nourrir ses créatures cachées, parce que, tous les soirs sans faute, le chat blanc lui en avait rapporté au moins une nouvelle ; en public, pour éviter les questions, elle pleurnichait l’absence de son bébé royal ; mais si le Blanco chassait pour sa reine, c’est qu’il savait qu’elle reviendrait, et la vieille tenait bon.

Pénélope visita ses créatures à la nuit tombée ; elles se mirent à s’agiter avec douceur et vivacité, à bruire doucement, se fondant dans les sons étranges de toute obscurité ; maintenant Pénélope comprenait ce qu’elles disaient ; elles lui expliquèrent leurs pouvoirs, leurs ruses et lui combien elles l’aimaient. La reine les crut. Soudain elles se turent, on grattait à la porte, et la nourrice ouvrit au bel albinos qui entra solennel, tenant du bout des dents une sorte de chouette, blanche comme lui ; leur vieux rituel reprit : il la regarda et elle lui ordonna laisse, le chat déposa la bête et l’oiseau plein de sagesse dit merci en s’inclinant. Puis le chat dansa autour d’elle sous les yeux des bêtes immobiles une pavane comique qui s’acheva à la porte, et il quitta le lieu avec elle ; pour la première fois, il vint ronronner au pied de la souche d’olivier et accepta quelques caresses avant le sommeil.

– 8 –

Elle dormit encore deux jours et deux nuits, et les jours suivants, elle les passa avec les passagers du bateau fantôme qui avaient aussi longuement dormi ; ils avaient repris des forces. Un à un, ils la visitèrent, ils se comprirent. Elle n’eut pas besoin de beaucoup de mots pour leur faire comprendre la situation. Ils avaient vu les coqs nerveux qui tenaient les murs du palais à l’affût d’un moment de faiblesse de Pénélope, d’un regard las, ou d’un pas moins vif dont ils s’autoriseraient pour lui empoigner les hanches, lui mordre les lèvres, marquer leur territoire. Ils les avaient vu forcer habilement des servantes impressionnées par leurs roulements de mécaniques ou des cadeaux de camelote. Ils avaient vu, et aussi subi, malgré la protection formelle de la reine : les princes crachaient en passant près des vieux, disaient des obscénités aux femmes en les déshabillant des yeux avec mépris, en les frôlant dans les couloirs hors de nécessité ; ils faisaient mine de jouer avec les enfants avant de jeter leur balle loin de leur atteinte en les insultant. Pas besoin de traduction, au marché aux esclaves, vociféraient-ils goguenards ; quand Pénélope aurait fait son choix, elle filerait doux, et on dégagerait ce vilain monde qui ne baissait pas les yeux, cette graine de bandits, ces bouches inutiles.

Pénélope dormit encore et encore, mangea de grand appétit, prit force bains, s’oignit d’huiles très fortes, regarda beaucoup la mer.

Puis elle s’employa à son plan, s’entretenant avec les bêtes la nuit, et les naufragés le jour. Tous reprenaient des forces, retrouvaient belle apparence, les têtes lavées s’étaient casquées de chevelures brillantes. La nourrice, qui n’avait jamais connu que Sparte puis l’île de la noce, finit par confesser à la reine avoir eu longtemps, il y a longtemps, un amant, que l’intendant d’Ulysse avait pris pour les comptes auxquels il excellait ; c’était un esclave amené en bateau par des pirates, qui venait de là-bas et parlait cette langue de l’Orient, dont elle se débrouillait du coup très bien ; elle servit d’interprète affairée et fière, et Pénélope apprit vite les mots qui encouragent et prient ; la nourrice traduisit ceux qui expliquent, on fit des dessins, des plans du palais et de la côte, et l’on se mit à sourire et à rire sous cape, à se préparer avec une impatience d’enfants. Les plus petits de la troupe, qui trépignaient pour en être, malgré le danger, reçurent aussi leurs missions de soutien, en accord avec leurs mères, s’ils n’étaient pas orphelins.

Le septième jour, elle fit savoir aux prétendants qu’elle leur parlerait à la tombée de la nuit, au-dessus des terrasses qui menaient à la mer, pour désigner son élu, et leur signifia qu’ils attendissent en contrebas.

– 9 –

À l’heure dite – entre chiens et loups, avait-elle décrété, tous attendaient, comme prescrit,, sur l’esplanade en surplomb des terrasses  sous les marches où se tenait la reine avec sa nourrice, son fils, ses servantes .

Et la beauté de cette heure était telle qu’elle ne vit rien d’autre tout d’abord : le bleu gris du ciel se mouillait très légèrement de rouge et mettait à la pointe de chaque vague en dessous une lichette de miel de ciste. Entre les deux, enveloppés d’argent par le tremblé des nuages, frissonnaient et miroitaient comme de la salive sur la peau les terrasses où alternaient vignes et oliviers. Un caprice d’Ulysse : en ce temps-là, il lui avait pris l’index dans sa grosse patte sèche pour lui montrer en riant ses dessins pour cette plantation ; il disait toi la vigne – moi l’olivier, toi-moi, toi-moi pointant son index sur les lignes, et elle avait été bouleversée, car il n’était pas porté aux effusions gamines.

Elle se ressaisit ; le temps de sa contemplation avait duré. Télémaque à sa droite était blanc comme sa tunique, mâchoires serrées, et il gardait les yeux baissés ; la nourrice à gauche, ses quelques dents découvertes comme qui va passer à table, et les yeux pleins de culot, semblait rajeunie de vingt ans. Les prétendants aux grandes gueules avaient gardé le silence ; elle profita du pouvoir qu’ils lui accordaient ainsi ; elle éleva les paumes au ciel :

« Puissant Poséidon, toi qui ne voulais pas qu’Ulysse mon époux quittât la terre grecque pour la guerre, et qui depuis ces longues années, n’as pas voulu qu’il y revienne, je t’implore, sois-moi favorable !

Toi qui as voulu m’emporter aussi, moi, Pénélope, sur la mer ton empire, à mes risques et périls, tu m’as rendue au rivage d’Ithaque chargée d’âmes nombreuses ; j’ai accepté ce signe et l’ai compris, je crois. Il est temps que je règne de plein droit, et que je choisisse un époux qui me défendra contre tous les autres. Sois propice à notre île et protège-la désormais !

Reçois d’abord avec faveur la première offrande que je te fais, le premier ouvrage de mon métier depuis le linceul de mon beau-père, le tapis de fil fin que j’ai tissé avec fileuses et brodeuses, pour que celui que j’inviterai le foule sous ta protection, s’y tienne, et m’y protège comme un époux. »

Et les servantes déroulèrent et montrèrent à tous une légère tenture brodée de pourpre qui eut son petit succès ; elles la posèrent devant les pieds de la reine.

C’est alors que l’on vit arriver de l’intérieur du palais une douzaine d’araignées noires et luisantes, de la taille de chiens de troupeaux, les fileuses sans doute, qui se postèrent de part et d’autre du tapis ; les bruissements dans l’auditoire changèrent de registre, sans que l’on juge bon de s’inquiéter plus ouvertement de ces bêtes, puisqu’on portait des épées aux tranchants infaillibles.

« Voici ma seconde offrande, Poséidon : je te donne, avec son accord et celui de tous les siens, la plus jeune des créatures que la mer m’a confiées et que librement j’accueille libres en ma maison. Elle honorera le temple que nous bâtirons pour toi sur la plage d’où partit l’homme plein de ressources. Elle m’a vue perdue et tous les siens m’ont sauvé la vie »

Du palais arrivèrent tous les naufragés beaux comme des enfants de l’Olympe, et chacun avait sur les bras, la main ou les épaules, ou au pied, des bestioles étranges et laides aux yeux qui luisaient de plus en plus car le soleil avait planté ses dernières aiguilles dans la mer et disparu entier ; alors une petite fille aux cheveux très courts sauta dans les bras de Pénélope qui la porta sur sa hanche sans rien perdre de sa majesté.

Les corps des prétendants se raidirent, la main sur le pommeau ; allaient-ils, dans ce moment solennel, tirer l’épée sans motif apparent contre des esclaves désarmés et quelques créatures répugnantes mais placides ?

– 10 –

Et la reine dit : « Poséidon, agrée enfin ma dernière offrande, que tu voudras bien recevoir en l’honneur de la sage Athéna estimée de vous tous, les dieux, et à la science de qui notre fils Télémaque a sacrifié chacun des jours de sa jeune vie pour l’amour de son père. Voici l’oiseau qu’elle chérit ; que ses yeux ici percent la nuit du monde et des poitrines, que ses ailes y tracent de nouvelles comètes ; qu’il porte son vol où tu dirigeras son désir afin de ratifier mon choix. » Alors la nourrice ouvrit une cage d’osier posée près d’elle, d’où sortit une petite chouette aux yeux rouges, au duvet tout blanc. Elle voleta au-dessus de la reine, puis piqua vers le ciel qui s’assombrissait davantage, y tourna un moment, y monta encore, y planta un nouveau clou blanc, puis revint se poser sur l’épaule de Pénélope, les plumes frétillantes encore du voyage.

C’est alors que du fond du palais s’envolèrent des centaines d’oiseaux de toutes tailles qui passèrent au-dessus de l’esplanade en un nuage piaillant, si dense qu’il cacha la mer aux yeux de la reine, et à tous, en face d’elle, la toile claire de la nuit et l’estompe timide de la lune, faisant une grande tente sombre et bruyante au-dessus des têtes.

On entendit bien quand même le frottement des lames tirées des fourreaux.

Alors le vol s’éleva, se calma, on vit les étoiles et le croissant grêle, et tous les prétendants prêts à en découdre.

Télémaque descendit l’arc de son épaule, trop petit pour lui, comprit-il, et ses doigts se serrèrent sur une flèche.

– 11 –

Mais Pénélope posa sa main sur la sienne. Elle reprit :

« Roi Poséidon, voilà que je vais désigner celui qui sera la nuit prochaine avec moi sur la couche même qu’Ulysse ne fit que pour lui et pour moi. Néanmoins…»

Les princes, retenus par la solennité de l’invocation et leur présomption qui les faisait espérer, ricanaient, poings crispés sur les armes, fascinés par le calme des humains et le nombre de chimères en face et autour d’eux ; ils attendaient muets le nom comme des morts de faim la soupe ; pas un seul bruit de respiration.

Pénélope enchaîna :

« Princes, je vous connais pour vous avoir vus, depuis tant d’années, chercher noise au passant, provoquer la bagarre entre vous, houspiller les faibles, jouer de la lance et de l’épée pour un oui pour un non, tout pleins de viande et de vin que vous êtes avant que le soleil marque midi, car faire bombance chez autrui ne vous coûte rien, néanmoins… ». Elle continua sans s’inquiéter de les entendre grogner.

« …Néanmoins, dis-je, avant que ne monte près de moi sur ce tapis celui que j’aurai choisi, il vous faut, devant Poséidon ici invoqué, jurer un à un que vous n’en viendrez pas aux mains pour contester mon choix, puis déposer vos épées devant ce tapis de pourpre, à la garde de ces patientes fileuses. Vous les avez déjà dégainées, justifiant par avance la nécessité du serment et la garantie que j’en demande. »

Les prétendants étaient coincés par la rouerie de la reine, ils flairaient bien l’entourloupe, mais son discours était la raison même, cautionnée par l’oiseau de Minerve posé sur son épaule, et ces insulaires prenaient au sérieux, après ses aventures marines miraculeuses, ses accointances évoquées avec le chatouilleux Poséidon. Et puis, maintenant que ces longues années de leur parade oisive de jolis paons snobés par la pimbêche s’achevaient enfin, maintenant qu’elle allait choisir, devaient-ils faire les poules mouillées et compromettre leurs chances en se dérobant à son exigence, la seule épreuve à laquelle elle ait jamais daigné les soumettre, un test éliminatoire, qui sait? Devaient-ils redouter sa troupe de femmes, de vieillards, d’enfants, et cette étrange ménagerie – bizarres, mais pas bien grosses, toutes ces bêtes en vérité ?

Pourtant, si jurer tout ce qu’elle voulait ne les effrayait guère, éloigner d’eux leurs épées ne leur plaisait pas du tout : mais ils comprenaient qu’elle avait raison, que ça pouvait vite devenir saignant, et qu’ils avaient sans doute plus à craindre les uns les autres de leurs propres emportements, que des bêtes de la veuve.

Antinoos donna donc l’exemple. Il pensait avoir fait proprement sa cour sur la plage avec ses biceps dorés, et ne manquer d’aucun des atouts pour être choisi : il avait même su obtenir de Pénélope ces derniers jours quelques sourires énigmatiques, sur le mystère desquels, comme bien des hommes, il était irrésistiblement tenté de parier ; il croyait ferme en ses chances d’élection, ignorant, le sot, que le mystère est souvent le voile élégant du vide ou l’appât de la duplicité ; le premier il s’avança, bravache, jura tout ce qu’il fallait devant Poséidon, puis alla déposer son épée à deux pas du tapis rouge, à cinq pas des araignées, à dix pas devant Pénélope. Il se remit au premier rang et, bombant le torse, attendit les autres qui ne purent faire moins que de venir un à un après lui jurer et se désarmer. Seuls dix loups gris parmi la centaine des mâles concurrents lâchèrent l’affaire en grognant et en montrant le poing, les lèvres retroussées sur leurs crocs, et s’éloignèrent vers leurs bateaux ou leurs chevaux sous les moqueries des autres.

Quand toutes les épées furent déposées, les fileuses les enveloppèrent en un éclair dans un ballot de soie, l’ongle lunaire nacré brilla davantage et désigna crûment le noir de la nuit, ouvrant un grand silence, où même le souffle endormi de la mer s’était perdu. Le cosmos et l’Olympe avaient l’humeur badine et le spectacle promettait. On retenait son souffle.

-12 –

Pénélope reprit alors la parole, et regardant la mer au-dessus des têtes des prétendants, elle invoqua une dernière fois le dieu :

-« Poséidon, puisque tu as tenu loin de moi mon époux, au point de refaire de moi, qui peut-être ne suis pas veuve, une fille à marier, je choisis, pour fouler ce tapis, un jeune prince du royaume de la nuit, qui jamais, je te le jure, ne sera tenté de profaner tes domaines ni ceux de tes protégés, ni de dépouiller mon unique fils de son bien. »

Avant que quiconque n’ait compris ses paroles, les araignées s’écartèrent devant la chrysalide serrée des épées pour laisser passer le Blanco qui avait pris des forces, assuré son allure, et qui malgré sa petite taille arriva avec l’autorité lente d’un fauve : il se posta comme un sphinx sur le tapis de pourpre aux pieds de la reine, bien en face des prétendants ; puis il fixa sur eux ses yeux de fer chauffé qui creusèrent dans la nuit un trou flamboyant ; la lune cessa de faire la maligne.

Les princes ne doutèrent plus alors qu’on les avait roulés et s’agitèrent en serrant les poings mais il était trop tard. Déjà enfants, femmes, vieillards et bêtes les entouraient de toutes parts sans que les lourdes épées fussent accessibles, et cette armée de créatures vives et mobiles, becs, griffes, ailes, bras, ongles, dents, doigts, crocs, dards, mains, crochets, serres, salives et baves, sous les phares rouges de l’albinos, les empêchait de s’approcher du tapis, les repoussait lentement vers le port sans lâcher leur emprise. Télémaque avait bandé le petit arc flexible qu’Ulysse avait fait pour lui, mais Pénélope encore posa sa main sur son bras et il retint sa flèche.

Les prétendants étouffaient sous les ailes, les pattes, les plumes et les écailles et leur morgue humiliée, ils voulaient s’enfuir mais ils étaient prisonniers, impossible de bouger sans s’empêtrer dans ce carnaval qui les enserrait de griffures, morsures, brûlures, bleus et piqûres – rien de très sanglant, rien de très juteux pour les contes futurs -, simplement des forces dérisoires qui les paralysaient.

Alors Pénélope fit signe ; les créatures s’écartèrent des prétendants et ils découvrirent qu’ils étaient attachés l’un à l’autre et emberlificotés dans les mêmes fils de soie que leurs épées ; et la reine dit ces paroles qui volèrent et furent renvoyées cent fois aux parois de la nuit à l’horizon :

« Messieurs, votre place n’est plus ici ; j’y suis reine, et le Blanco dormira dans mon lit ; le seul souverain à qui je rendrai le commandement sera Ulysse, s’il revient à Ithaque, ou notre fils quand il sera prêt à la défendre seul. Retournez en vos domaines, je vous y ferai porter sans colère vos épées de luxe, de l’huile et du vin tant que vous aurez de l’argent pour les payer, et je ne cesserai pas d’acheter vos pierres et vos outils de fer. Nous ferons commerce, mais vous ne posséderez ni mon corps ni ma terre.

A présent, jurez encore devant les dieux, devant la mer sous la lune, devant la nuit sur la mer, devant la nuit sur vos yeux, et la nuit mauvaise dans vos entrailles, jurez sur le désir que vous avez en cet instant de la lumière du soleil sur la croupe de vos navires, jurez qu’il en sera ainsi, et vous repartirez sains et saufs. Sinon, je le jure, moi, devant toutes ces puissances, et devant Poséidon qui préfère l’épouse à l’époux, vous devrez quand même repartir, les yeux saignants et les corps lacérés, la peau enflée de piqûres et de venins, et votre chair pourrira sans remède, comme celle du pauvre Philoctète, qu’Ulysse, dit-on, ne prit pas en pitié ! »

-13 –

Elle avait eu raison de leurs raisons et de leurs déraisons. Ils n’osaient plus se regarder ; ils jurèrent, piteux, en rage, et descendirent vers leurs bateaux, égratignés, un peu pustuleux, emmaillotés comme des marmots et trébuchant comme des ivrognes, escortés par les créatures nocturnes, certaines un peu amochées car on s’était défendu, les naufragés d’avant-garde avec quelques bleus et bosses, Télémaque intact, le chat dont un bout d’oreille manquait, et Pénélope, la petite fille dans ses bras, qui ne les lâchaient pas d’une semelle. Derrière eux, toutes les créatures du bateau perdu et tous ceux du palais avançaient en chantant, un peu faux, un poème de débutant que Télémaque avait composé sur la beauté de l’île, et qui plus tard en devint l’hymne :

Quand le matin la fait sortir bleue de la brume,

quand le zénith la cerne au blanc de sa fusion,

quand le couchant vineux la grise et l’éblouit,

Ithaque ma chérie … 

Les voiles s’éloignèrent aux premières lueurs de l’aube. La chouette blanche qui avait perdu aussi quelques plumes se posa sur le poing de Télémaque, droit comme un i, beau comme Éros avec son arc trop petit, qu’il lança dans la mer au premier tournant en surplomb sur le chemin, tandis que son cher Mentor lui faisait enfin son premier cours de science politique. Le Blanco redevenu aveugle avec le jour sauta sur l’épaule de Pénélope.

Et la troupe remonta en cortège loufoque vers les collines et le palais. Toutes les créatures y trouvèrent leurs tâches, leur place, leur content de possibles.

Au palais, on festoya, on donna de tous les instruments, on dansa, on chanta. Pénélope constatait un peu surprise que son fils chantait comme un professionnel, qu’il avait mué très grave, et qu’il touchait de la lyre avec dextérité et passion. Aimé d’Athéna et des Muses, il promettait vraiment ce grand dadais.

Puis on écouta l’aède, qui raconta les exploits de Pénélope et sa victoire sur les prétendants ; puis les chasses nocturnes du Blanco et la merveille des proies sauvées ; puis il dit la sauvagerie de la guerre, là-bas, en Asie, et la fuite des survivants, et les tempêtes et les naufrageurs, et les pirates voleurs des derniers hommes faits pour le marché de la guerre, et la dérive et les tempêtes encore ; et il conta Pénélope encore. Puis on but, on mangea, on chanta, dansa encore. Et ainsi de suite, jusqu’au matin suivant, vieux et jeunes, tout bien comme il faut sur la terre grecque.

« Enfin, c’est bon d’être à Ithaque… », se dit la reine, qui, depuis les plus hauts rangs des vignes toi-moi-toi, regardait la mer respirer sous la lampe humble de l’aube,

« …Avec ou sans Ulysse. »

Les oliviers dessous promettaient beaucoup d’huile, et les vignes avaient donné le meilleur. Mais ses mains étaient glacées, le jeune soleil trop timide, le souffle du ressac poignant ; elle rentra dans la maison muette, le Blanco roucoulant se dandinait derrière elle.

 

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Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    8 Commentaires

    • Ariane Beth dit :

      Dans « Les vies multiples d’Amaury Clay » (William Boyd. Seuil 2015 pour la trad.française), Amaury et son oncle exercent leur regard de photographe en s’amusant à définir leur impression sur une personne en 4 adjectifs.
      En quatre adjectifs, la manière dont ce texte m’atteint : féministe, décisif, charnel, poignant.
      Bravo et merci !

      • L-A FB dit :

        Merci beaucoup, c’est beaucoup et trop car la relecture me révèle encore une coquille par ci, un verbe qui s’est perdu par là et me voilà rouge de confusion… mais aussi de plaisir car qui ne goûte un compliment puissance 4 ???
        Ego à part, la grille est intéressante à poser sur les lectures, celle de ces quatre adjectifs ; même si on peut craindre qu’à les poser sur les personnes, on n’en cueille parfois que les tessons du juge.. à voir si W. Boyd (dont je n’ai rien lu encore) « photographie » avec les ciseaux découpeurs du juge, ou la pupille dilatée du voyant…cela mériterait pour Fragile une petite note de lecture un peu plus complète, avec extraits (mais de quoi qu’elle se même celle-là, pourrait dire PHS) !

      • L-A FB dit :

        « mêle » pas « même »
        et une coquille, une !!
        désolée, et merci encore

    • Ariane Beth dit :

      Oh non Boyd n’a rien du juge, voyant je ne dirais pas, mais lucide. Et il sait merveilleusement raconter des histoires. De lui j’ai aussi lu récemment et beaucoup aimé un recueil de nouvelles intitulé « Tous ces chemins que nous n’avons pas pris » (Seuil 2017 trad.française). Il porte sur ses personnages un regard tendre et ironique à la fois.

    • bellatorre andré dit :

      Cette Odyssée inédite de Pénélope fait pièce à celle, homérique, de son « monsieur absent », on est ici en régime féminin donc qui réhabilite les créatures de l’ombre : celles de ce radeau de la méduse avant la lettre et de cette étrange ménagerie miniature sortie des abysses c’est assez pour méduser en douceur les prétendus prétendants (on est loin du carnage, œuvre du monsieur aux mille ruses). L’écriture joue sa partition faisant signe à la mer omniprésente et à la voute nocturne qui montrent à leur façon la voie et la voix. Cela nous vaut un beau moment de lecture .

      • L-A FB dit :

        Quelle chance d’avoir des lecteurs éclairés, éclairants, et dont les commentaires sont si plaisants à lire !

    • Michèle Monte dit :

      Je me suis régalée à lire cette « Pénélope à la mer », si savoureuse parfois, si poignante d’autres fois, qui nous tient en haleine et déjoue la violence et le sang. merci beaucoup !

    • Sylvie dit :

      Très beau texte, très attachant, presque envoûtant. Merci pour cette odyssée féministe qui reste pourtant si poétique et si humaniste.

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