Chant 2

Aux enfants
coupés de leurs racines, et leur sang
est coupé haché dans sa tige,
l’orphelinat attribue une mère.

Coupée elle aussi
veuve et orpheline d’enfants
(parfois elle tombe, sans fracas
ses branches fouillant la poussière.)

Fantôme, la petite. Fuyant le soleil elle flotte
à l’ombre. Finalement elle parle. Peu.
S’exprime de préférence par gestes ; flous.
Et de préférence ne s’exprime pas.

Un matin…
Sa mère attribuée, sur le matelas comme morte,
puis elle tremble et ses dents broient
comme des mots inconnus.
Alors, Petite
dans un coin se dépose ; tremble sur le sol
et ses dents claquent.

Après la guérison, elle qui barrait les feuilles
de gros traits noirs,
elle représente visiblement une scène.

« Enfants dans un arbre » déclare le prêtre.
Elle sourit : « Les enfants je suis moi perchée ;
parce qu’ils ne nous voient pas
les chasseurs ne peuvent à moi faire de mal »
lui explique-t-elle prolixe.

« Une camarade a raconté qu’elle avait échappé
en grimpant dans un arbre dont le feuillage l’avait dissimulée,
explique l’infirmier. Pour vivre il fallait devenir invisible
a conclu la camarade. »

« Mais où sont les chasseurs ? demande le prêtre.
–Ils sont invisibles parce que moi ils ne nous voient pas »
elle explique.

Désormais Petite ne flotte plus, elle marche.

A sa mère quelques jours plus tard Petite raconte
sa vraie mère trop vieille ne peut grimper dans l’arbre
alors
ils la coupent ; devinant que sa mère feinte
ne la croit pas, ajoute « je n’ai pas vu mais je sais » ;
conclut « quand tu partiras, tu m’emmèneras ? »

Le lendemain elle ne la revoit ni au soleil
ni dans les ombres :
dissoute la mère feinte. Petite trébuche.

L’air la rattrape,
«Les poussières il y en a assez ! » lui crie-t-il.

Petite elle prend à une camarade
ses souvenirs
quelques planches à jeter sur cet impossible à dire
, avoir enfin quelque chose à raconter
cela lui fait un pont
pour toucher l’autre bord et continuer à vivre.

.
Chant 3

Petite, de son index si menu elle
indique une direction,
volontiers j’en reçois la leçon et si
je n’en ai pas l’usage
elle me sera merveilleuse un jour à transmettre
à un autre :

si les souvenirs me sont imposssibles
et pourtant nécessaires
il me faut alors les coudre
en prenant pour étoffe ceux d’un autre
et me les ajustant
afin qu’ils ne gênent pas aux entournures.

Ces souvenirs taillés sur mesure
il importe qu’ils reflètent la vérité des choses,
qu’en les coupant
dans un texte qui à l’origine n’est pas de moi
je me fasse un habit
par lequel me défendre contre ce froid
dont les dents me paralysent ;
mais par lequel aussi j’endosserai la vérité
de ce qu’il y a eu.

En effet, si des chiens d’obscur et de glace
me tenant aux chevilles me retiennent
de vivre dans la réalité actuelle,
c’est là, dans la réalité de ce qu’il y a eu
que je dois planter mes ciseaux,
et en découdre
avec ces bêtes aveugles et terribles.

.
Chant 4

depuis quelques minutes ses souffles le portent
– dans un village au bord du lac Kivu – ils le portent
ses souffles, mais
leurs poignets craquent et cèdent, leurs genoux se fissurent.
L’air sur sa peau tel une chemise dont le tissu l’étouffe
et le pétrifie ;
et il se statufie ;
mais le cri
pour l’expulser plus haut que l’asphyxie
les souffles, en un ultime effort
ils se ramassent se resserrent ils s’y jettent : le cri
fendant enfin la roche mais il trébuche
et s’embourbe et bien avant la bouche
cela explose
et forme une boue qui arrache et projette
des pensées elles fusent telles des coups de feu.

Et au milieu des bruits

un bout de corde sonore des mots
ondulent
comme une anguille se tord
un bout de corde où s’agripper quelque chose comme
«Nous arrivons !» Soudain comme par magie s’élance une image
ses parents émergent tels ces poissons
on ne s’y attend pas qui d’un coup de rein sautent hors du lac
Les parents, les voilà!

Tirés par une idée, une seule,
dans leurs gorges, leurs cuisses et leurs genoux
une idée qui les déchire un hameçon
ils l’ont avalé et le pêcheur rembobine son fil,
les parents courent.

La terreur c’est elle qui pêche
et leurs bouches se débattent pour happer de l’air.
Ils espèrent que tirés par chance hors de l’eau
ils respireront.
C’est leur seule idée.
Mais le fil qui les tire, s’étire si violemment
que dans cette idée une inquiétude se plante
telle un deuxième hameçon en travers la gorge
et si le fil cassait ?

Ce fil et ces deux hameçons
ils tractent ce père et cette mère.
Des pieds à la tête c’est ce qu’ils sont
cette traction.

«Alors tu as perdu tes parents ?»
Deux hommes très jeunes, qui sourient joyeusement
comme à une fête.
L’enfant les a déjà vus dans les rues du village.
Quand il jouait avec ses camarades au ballon,
parfois l’un ou l’autre tapait du pied en passant
dans la boule de papier.
Il s’écriait «But!»
alors qu’on était loin des deux pierres posées au sol
délimitant les buts.

Alors
une pensée rougeoie quelques secondes encore
«puisque tes parents t’ont abandonné
c’est que tu ne mérites pas de vivre»
puis noircit et fume, et tout s’éteint au dehors et en lui,
les mots la pensée, tout se tait sauf la peur,
l’assourdissante peur.

« Tu n’as frappé qu’un seul coup.
–Il est tombé comme mort.
–Comme mort, ça ne dit pas qu’il l’était vraiment. Peut-être
qu’il était seulement évanoui.
–Moi, je frappe un seul coup. De toute ma force je frappe.
Quand il tombe comme mort, je le laisse.
Quand il bouge et remue, je l’achève.
C’est ma règle. Dans ma vie j’ai des règles.
(Silence)
Dans la vie, chacun doit avoir sa chance.
Si la mort ne veut pas, je ne la force pas.
–Tu as raison. Dans la vie il faut des règles. Moi,
je ne tue pas les gens de ma colline. Les autres oui, j’aime bien.
–Moi, c’est le contraire.
J’aime beaucoup tuer les gens de ma colline.
–Et les autres ?
– Je les tue, mais c’est pas la même satisfaction. »

.
Chant 5

La fable sur Petite
qui se finit sur l’espoir de gagner une mère de substitution
à la place de la mère véritable perdue
et sur la déception, que l’on imagine douloureuse,
de cet espoir

si je racontais une histoire
elle formerait en introduction le premier jambage
d’une arche
dont le second serait pour conclure
une fable relatant l’adoption d’une petite fille.

Non que je tienne à être optimiste envers et contre tout
mais parce que la petite bien réelle
qui m’a inspiré Petite
a finalement été adoptée après quelques échecs.

Pourquoi la fiction ferait-elle alors plus mal que le réel ?

C’est ainsi que je voulais conclure.
Mais depuis j’ai retrouvé par hasard le chant
qui est ici l’avant-dernier.
Or un texte est le dernier, l’autre l’avant-dernier,
et à la fin il n’y aura pas
deux derniers textes debout l’un à côté de l’autre
à se donner la main
comme deux acteurs sur la scène au moment de saluer.

Alors j’imagine
nous sommes au théâtre la pièce est finie

La Conclusion s’avance pleine d’espérance
pour le salut
elle précède d’un bon pas l’Avant-Dernier
Au moment où elle s’apprête à faire sa révérence
il la retient par le bras et lui dit à l’oreille
« Prends ma main et tiens-la fort, car je suis le désespoir »

10 Commentaires

  • jean-marie dit :

    Réactions de la salle :

    « Quel cabot, ce désespoir! A la fois « frileux » (il tire la couverture à lui) et traqueur (il faut lui tenir la main) !
    Petite Conclusion, renvoie-le machiner en coulisses ! Ne te laisse pas voler la vedette !…

    Trop tard, le rideau est tombé !…

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Certes, Jean-Marie, mais si l’espérance parade toute seule sur le devant de la scène, sa présence sonnera faux, me semble-t-il. Là, espoir et désespoir ne s’opposent pas tout à fait, ce sont le côté droit et le côté gauche d’un même corps.

  • Ariane dit :

    Peut-il y avoir un dernier, un avant-dernier texte, dans cette histoire où le trauma bouscule la linéarité du temps, indéfiniment présent dans les têtes les coeurs les chairs ? Je ressens bien plutôt la superposition de ces écrits, comme dans un fondu enchaîné (après la métaphore théâtrale utilisons la métaphore cinématographique). Superposition imageant l’accumulation de souffrances rapportées, et peut être aussi leur inexorable récurrence. Au Rwanda, et ailleurs.

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Non, il ne peut pas, Ariane, et pourtant dans la succession de la parole écrite, il en faut un. D’un côté le temps passe, et les êtres vieillissent, et de l’autre, oui, il piétine dans une récurrence du passé. Et comme tu le dis, au Rwanda et ailleurs.

  • KC dit :

    Des chants puissants et bien construits autour d’un sujet grave et délicat que la société et les lettres n’abordent que trop peu malheureusement.
    Instants d’émotions à vif lors de cette lecture. Bravo !

  • Laure-Anne F-B dit :

    Néanmoins c’est le chanteur de ces chants qui choisit dans quel ordre espoir et désespoir viennent saluer, et c’est lui qui choisit de laisser le dernier mot au désespoir, ce qu’on peut certes comprendre quand on a eu tant de mort et d’indicible cruauté à crier et pleurer en poésie retenue tout du long.
    Mais parfois , laisser le dernier mot à l’espérance, toute petite comme disait Péguy, et qui est encore autre chose que l’espoir, au milieu de ce cloaque d’inhumanité, où pourtant perce la petite voix de l’humain de loin en loin, puis de moins loin en moins loin parfois, c’est aussi une manière d’habiller ces enfants dénudés en tout, asphyxiés par leur mémoire amuïe mais indélébile, du gilet d’Arlequin de ce qui encore peut vivre et colorer leur vie.
    Cf le très beau documentaire la semaine passée sur France Culture sur les enfants au Rwanda qui ont adopté des enfants plus petits…vers les 16h…
    [Exprès pas de majuscule au début du chant 4 ? pourquoi seulement là? ]
    Très beau et fort, parfois une obscurité qui au fond fait sens dans toute cette perte, cette abolition des temps et des frontières de peau des personnages…

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Certes, le dernier mot est au désespoir, L-A, mais celui-ci s’adresse à celle qui est pleine d’espérance et demande qu’elle lui prenne la main, peut-être pour être guidé, à coup sûr pour ne pas être abandonné, livré à lui-même.

      Oui, le pas de majuscule, c’est exprès, pour suggérer qu’on prend l’action en cours.

      Oui, l’obscurité. Je vois bien un passage, les poussières à la fin du chant 2. Ailleurs peut-être ?

  • Jacqueline L''heveder Guaffi dit :

    J’ai été contente et remuée aussi d’accompagner « petite », merci.

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