Anna Ayanoglou confie à Fragile un long poème inédit, extrait d’un recueil en cours d’écriture. Le parcourent une infinie douleur et une tenace colère nées de la mort de son père. Anna y explore les incompréhensions que génère le récit de la maladie, et l’impasse qui consiste à ne pas raconter la souffrance pour ne pas risquer les commentaires frivoles en retour.
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Récurrences
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I
Il faut la submersion — que les signes annonçaient
que les signes ignorés — sa puissance implacable
fatigue qui atrophie et distend à la fois — la sensibilité
nerfs pores qui font loucher à force de douleur il faut
…….la submersion pour qu’enfin je le voie : le motif était là
papa est mort depuis un an
et je refais comme pendant vingt ans j’ai fait
quand il était malade : je minimise
— quand je dis qu’il est mort quand on m’a demandé
j’ajoute mais il avait une santé très fragile
depuis longtemps — alors que mon âme hurle
son manque m’est intolérable — je réitère
je neutralise — parfois je crois que c’est pour éviter
la peine à l’autre et puis une voix me dit vraiment ?
l’expérience de vingt ans quand il était malade
je n’en parlais presque jamais les gens
ne savaient pas quand je le mentionnais
ils s’étonnaient — comme récemment
ils se sont étonnés — on croirait pas t’as l’air de bien tenir
……………….// définition du terme heurt // dictionnaire du dix-septième
………………siècle : Rude choc que font deux corps en mouvement
………………qui se rencontrent.
……………..Le heurt d’un vaisseau contre un rocher le fait ouvrir. //
Votre superficialité m’éventre.
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II
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Avec sa mort oui j’ai réitéré
pas s’épancher
Quand lui malade que moi ado
et même adulte j’ai vu le résultat :
le récit de la maladie chez l’être
et qui l’entoure, de ses effets
ça déconcerte
ça terrifie
c’est tellement impropre la maladie
et quand en plus elle ne se voit pas à l’œil nu
….— il a l’air bien pourtant
il faut les bubons noirs la chaise roulante (non :
suffit pas) il faut les tuyaux de partout
tête qui tourne yeux qui riboulent pour que
…………………………….— quoi ?
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…………………………….pour que quoi ?
Regard par terre regard dans le vague
Ça pige pas ça s’en surcogne ça malhabile
— il est vivant il va de l’avant
t’as la santé pense à aut’chose
avec des godasses en parpaing
ça me piétine la psyché
Alors oui j’ai réitéré : pas s’épancher
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Et puis la submersion.
Chère Anna, je suis très touchée par ce beau texte qui dit de si forte (et habile) façon l’incommunicabilité de certaines douleurs. Oui on choisit de ne pas s’épancher, on laisse travailler à bas bruit l’érosion intime. Mais je crois qu’il est difficile de faire autrement. Ce n’est pas que les autres « s’en surcognent », pas toujours, car ils nous aiment, mais juste »ça pige pas, ça malhabile » .
« Je te porte dans moi comme un oiseau blessé/Et ceux-là sans savoir nous regardent passer » dit Aragon.
Et puis les autres ont leurs douleurs aussi, devant lesquelles on malhabile tout autant. Alors juste savoir qu’on est là les uns avec les autres, et on continue à avancer comme on avance avec ses rhumatismes, tantôt la douleur est au premier plan et chaque geste est un exploit, tantôt elle s’apaise et ces jours-là on marche d’un pas plus sûr.
Merci, Anna.
Chère Ariane, merci. Pour la justesse et la délicatesse de vos mots.
Anna
Oui magnifique et si parlant à qui vit le deuil d’un être aimé, et avant, son agonie, et avant, son calvaire et celui de ceux qu’on appelle d’un vilain mot, les aidants… mort blanche de la souffrance impartagée et culpabilité de l’impuissance. Partage via l’écriture et ses chaos à qui peut l’entendre.
Merci pour votre message, chère Laure-Anne. Je suis touchée de voir ce que ce poème suscite. Echo et communautés de destins, au-delà de la solitude de l’expérience individuelle.
Mettre en poésie, par petites touches, délicatement, une telle violence ressentie, pour qui le lit-l’écrit?- est à la fois jouissif et déchirant.